LETTRES
À MON CURÉ
TROISIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Je vous ai exposé avec franchise quel a
été le résultat de mes
premières recherches sur le catholicisme. Je
m'étais dit : le catholicisme c'est
l'Église, et l'Église c'est
l'autorité, et je m'étais mis
à examiner où réside cette
autorité infaillible qui est l'essence du
catholicisme. Je ne l'avais pu découvrir.
C'est alors que je me demandai involontairement si
Tradition, Église, Autorité, tous ces
grands mots dont on fait tant de bruit, ne seraient
pas de simples mots, des abstractions vides,
ou tout au moins un idéal
auquel rien ne correspond dans la
réalité. Cependant, j'ai dû
réprimer un doute dont la conséquence
aurait été de rendre superflue toute
autre recherche. Je me suis adressé à
vous, je vous ai fait part de mes
difficultés, et, en attendant votre
réponse, j'ai poursuivi mes études
comme si de rien n'était.
Qu'est-ce que le catholicisme ? Telle
est la question que je m'étais d'abord
posée. Quelles sont les preuves du
catholicisme, quels sont les signes de sa
vérité, quels sont les titres qu'il
fait valoir pour établir ses droits ?
Telle fut la seconde question que je m'adressai
à moi-même. Avouez, Monsieur, qu'on ne
peut procéder d'une manière plus
méthodique.
Cependant, la nouvelle question qu'il
s'agissait de résoudre s'annonçait
tout d'abord comme plus difficile encore que la
précédente. Celle-ci, je veux dire le
problème relatif au siège de
l'autorité, avait été
posée par les prétentions rivales des
papes, des patriarches et des conciles, et n'avait
pu manquer, sinon d'être résolue, au
moins d'être nettement formulée. Mais
je ne trouvais rien de semblable pour ce qui
concerne les preuves de la doctrine catholique. Il
fallait écouter les prédicateurs,
consulter les théologiens, parcourir
mille ouvrages de controverse, il
fallait laisser de côté les arguments
secondaires, classer ceux qui paraissaient plus
solides, mettre en regard ceux qui semblaient
contradictoires. La tâche n'était pas
légère. Je ne l'en ai pas moins
entreprise avec ardeur, - hélas ! avec
plus d'ardeur que de fruit.
Entre vous et moi, Monsieur le Curé,
il ne doit y avoir aucune dissimulation. Je sais
bien que je ne puis vous raconter mes
déconvenues successives, sans risquer de
blesser vos sentiments de bon catholique. Est-ce
une raison pour me taire ? Renoncez-vous
à siéger au confessionnal, parce que
bien des aveux risquent d'y souiller la
pureté de votre belle âme ?
Évidemment non. Je vous dirai donc
d'emblée et sans ménagement que les
preuves généralement
alléguées en faveur du catholicisme
m'ont paru illusoires.
Je vous énumérerai ces preuves
telles que je les ai recueillies çà
et là, et je vous exposerai en quoi elles ne
m'ont pas satisfait. C'est à vous, Monsieur,
de m'avertir si j'ai omis quelque
considération essentielle, si je n'ai pas
bien compris les autres, enfin, si j'ai
été injuste ou inexact dans
l'appréciation que j'en ai faite.
Je m'apprêtais à commencer
l'enquête solennelle dont
j'ai parlé, quand une question
préjudicielle me traversa subitement
l'esprit. Je vais demander au catholicisme de faire
ses preuves, me dis-je à moi-même,
mais le catholicisme a-t-il réellement
besoin de preuves ? ne peut-il pas invoquer
l'évidence, et l'évidence ne
tient-elle pas lieu de toutes les
démonstrations ?
J'ignore si les défenseurs de
l'Église romaine ont jamais explicitement
affirmé que les prétentions de cette
Église portent le caractère de
l'évidence, mais je suis certain que toute
la théorie du catholicisme implique cette
assertion. Le catholicisme, aux yeux du catholique,
n'est pas seulement la vérité
absolue, il est aussi la certitude absolue. Il
participe de la nature des premiers principes. Il
tient de l'axiome. Il n'a pas besoin de discuter,
mais seulement de s'affirmer. Il se légitime
à l'esprit comme la lumière à
l'oeil, en y pénétrant. La
prévention ou la mauvaise foi peuvent seules
en méconnaître la divinité. Le
catholicisme est certain, que dis-je ? il est
la source même de la certitude, et tout ce
qui paraît le plus sûr au monde, toute
vérité, tout principe, toute
croyance, tout droit, tout devoir n'ont d'autre
fondement et d'autre garantie que l'enseignement de
l'Église infaillible.
Voilà, Monsieur, les
conséquences auxquelles arrivent
nécessairement ces nombreux
théologiens qui, de nos jours, sapent
à l'envi l'ordre naturel tout entier pour ne
laisser debout que l'Église, et qui
entreprennent de faire du doute universel le
fondement de l'autorité infaillible.
D'ailleurs, comment expliquer ou justifier
l'intolérance de l'Église romaine, si
ce n'est par l'évidence des droits de
celle-ci ? La tolérance repose sur le
principe de l'inévidence des croyances
religieuses ; mais du moment qu'un dogme est
certain pour tous, il peut, et, par
conséquent aussi il doit être
reçu de tous ;
l'incrédulité devient le plus
coupable des entêtements, et les
châtiments se présentent comme un
moyen aussi légitime qu'efficace pour ouvrir
les yeux de l'hérétique.
Et cependant, Monsieur, quel paradoxe que
l'évidence du catholicisme ! Le
catholicisme évident ! Qu'y a-t-il donc
en lui, je vous prie, qui porte ce
caractère ? L'infaillibilité de
l'Église sans doute, puisque
l'infaillibilité est l'expression
suprême du catholicisme.
Quoi ! l'infaillibilité d'un
homme ou de plusieurs hommes qui me ressemblent en
tout le reste, et qui ne sont toujours, il s'en
faut, ni des sages ni des saints !
Voilà ce qu'il faut recevoir comme un
axiome. Je suis tenu d'admettre
comme un principe premier et évident par
lui-même que ces individus peuvent se tromper
comme hommes et en leur particulier, mais qu'ils
deviennent la bouche même de Dieu lorsqu'ils
sont réunis en un certain nombre et
lorsqu'ils parlent avec de certaines formes. Il
serait plus vrai de dire qu'il en est de
l'infaillibilité comme de la
transsubstantiation.
Je vois un morceau de pain qui a l'apparence
du pain, la substance du pain, la saveur du pain,
mais que, malgré mes sens et malgré
les apparences, je dois tenir pour de la chair et
du sang. De même je vois un personnage d'un
esprit médiocre, d'un caractère
méprisable, auquel j'entends dire des
sottises, que je vois commettre des infamies, et
cependant je dois admettre que le Saint-Esprit l'a
choisi pour organe.
Le propre des autres miracles est de se
montrer, mais celui-ci se cache ; on dirait en
vérité que, pour mieux se dissimuler,
l'infaillibilité se plaît à
prendre les apparences de l'erreur et du mensonge.
Et voilà le dogme dont on voudrait faire le
fondement de toute certitude humaine. Dites
plutôt que c'est le renversement du principe
même de la certitude. Reconnaissez qu'au lieu
de croire à l'évidence, il s'agit de
croire contre l'évidence. Avouez enfin,
avouez que nous sommes en droit
d'exiger de vous les preuves les plus concluantes
avant de renoncer à la certitude ordinaire
pour votre certitude catholique.
Ce sont ces preuves concluantes que je
voulais rassembler. Toutefois, avant de le faire,
je voulus encore examiner si, à
défaut de l'évidence, on ne pourrait
pas en appeler à une illumination
surnaturelle comme raison suffisante de la foi
catholique.
Je fus d'abord séduit par la
simplicité de ce moyen apologétique.
J'y entrevoyais une fin de non-recevoir admirable
pour repousser toutes les objections. Et cependant,
j'ose croire, Monsieur le Curé, que vous
m'approuverez d'avoir fini par écarter cet
argument-là. Qui ne sait, en effet, que
toutes les religions prétendent ou peuvent
prétendre à une démonstration
de ce genre ; de sorte que, s'il n'y avait
d'autre manière d'arriver à la
conviction en matière de foi, il faudrait
renoncer à comparer les droits respectifs du
catholicisme, du protestantisme, du
mahométisme, du bouddhisme, etc. En d'autres
termes, il n'y aurait plus qu'à s'asseoir et
à attendre patiemment et passivement le
rayon d'en haut. Ce n'est pas que je révoque
en doute la nécessité de la
grâce pour déterminer
l'adhésion du coeur aux convictions
de l'intelligence ; Dieu
seul peut faire naître en nous les saintes
affections sans lesquelles on n'est jamais
véritablement gagné à
l'Évangile ; mais il est certain aussi
que l'on ne devient pas chrétien sans savoir
à quoi l'on doit croire et sans avoir
quelque raison d'y croire. Il en est de
l'illumination comme de la Providence ; celui
qui ne verrait partout que l'action directe de Dieu
tomberait dans le fatalisme ; celui qui s'en
rapporterait uniquement à la grâce
intérieure, tomberait dans
l'illuminisme.
J'ajoute que l'Eglise catholique ne risque
pas de tomber dans une pareille erreur. Elle sait
que l'illuminisme justifie les croyances les plus
diverses, puisque chacun peut se dire ou se croire
illuminé ; elle sait que, s'en
rapporter à la grâce surnaturelle,
c'est, au fond, mettre l'individu à la place
de l'Église, c'est rompre l'unité
catholique, c'est établir une espèce
de protestantisme. Il y a plus. Cette
prétendue méthode aboutit tout droit
à la prédestination absolue ; si
c'est Dieu qui éclaire, s'il faut être
éclairé pour croire, et s'il faut
croire pour être sauvé, il est
évident que Dieu est la cause de
l'incrédulité et de la perdition de
tous ceux qui ne croient pas. Or, l'Église
catholique repousse énergiquement la
doctrine qui fait de Dieu la cause du mal. Mais
à quoi bon chercher à
prouver que l'illuminisme n'a
point de place dans la tradition catholique. Votre
Église a-t-elle jamais renoncé
à la discussion avec les
incrédules ? Vos docteurs n'ont-ils pas
écrit d'innombrables volumes pour convaincre
juifs et musulmans, athées et protestants,
incrédules et
hérétiques ? Vos conciles
n'ont-ils pas raisonné à perte de
vue ? Vos prédicateurs de l'Avent et du
Carême font-ils autre chose qu'entasser des
syllogismes ? Les conférences des
Frayssinous, des Lacordaire, des Ravignan, des
Combalot, ne sont-elles pas remplies d'arguments de
tous les genres et pour tous les goûts ?
Tant de paroles ne constitueraient-elles pas une
grossière inconséquence, si la
conviction dépendait uniquement de la
grâce ? Non, assurément, et si
l'Église romaine se défie de la
raison, ce n'est pas elle qui tentera d'y
substituer les méthodes du mysticisme.
Une fois que je fus bien sûr de ce
point, je n'hésitai plus à aborder
les démonstrations rationnelles, et je ne
tardai pas à en trouver une qui me parut
tout à fait spécieuse.
« Dieu, disent les théologiens
dont je veux parler, Dieu a établi dans le
monde un signe infaillible pour le discernement de
la vérité ; il a ouvert une
source assurée de la
certitude ; c'est le consentement universel.
La raison générale du genre humain
est évidemment supérieure à la
raison de l'individu ; en effet, elle renferme
tout ce qu'il y a de commun dans les raisons
particulières, et, par conséquent,
elle est la faculté de connaître
élevée à sa plus haute
puissance, elle est la véritable raison
humaine. Le catholicisme est donc vrai parce qu'il
est catholique, c'est-à-dire parce qu'il est
universel. » Au fond, vous le voyez,
Monsieur, la règle du consentement n'est pas
autre chose que la célèbre maxime de
Vincent de Lérins. la doctrine orthodoxe est
celle qui a été professée dans
tous les lieux, dans tous les temps et par tous les
hommes.
À la rigueur ; j'aurais pu me
dispenser d'examiner la valeur d'un argument que
l'abbé de Lamennais a entaché d'un
renom d'hétérodoxie. Toutefois, je ne
crus pas devoir m'arrêter à cette
circonstance. Je considérai que, si M. de
Lamennais est suspect, Vincent de Lérins est
encore en honneur. Puis il me semblait que la
doctrine de l'illustre abbé a des racines
réelles et profondes dans le terrain du
catholicisme, et que la déférence au
consentement du grand nombre est bien la voie par
laquelle on devient
généralement
catholique. il est tant d'esprits qui ne marchent
avec sécurité que lorsqu'ils se
sentent appuyés à droite et à
gauche par la foule.
Mais si le pape a condamné en M. de
Lamennais une tradition catholique passablement
authentique, je n'ai pas tardé à me
convaincre qu'au fond il a condamné une
doctrine très peu solide. Il est de fait que
la raison individuelle donne quelquefois une
certitude inébranlable, et il est faux que
le consentement universel donne toujours cette
certitude. N'y a-t-il pas eu des erreurs
universelles, telles que l'astrologie et la
sorcellerie ? Toutes les vérités
n'ont-elles pas commencé par être
méconnues et outragées ?
Dira-t-on que l'obligation de croire au
christianisme était moindre lorsqu'il
n'était représenté que par une
poignée de confesseurs et de martyrs ?
Accorderez-vous que la certitude du catholicisme a
diminué depuis que la Réformation lui
a enlevé la moitié de ses
adhérents ? Pour moi, je vous l'avoue,
j'ai les instincts si peu catholiques sur ce point,
que je suis porté à me défier
d'une opinion dès qu'elle est adoptée
par le grand nombre; l'empressement du vulgaire
pour une idée me paraît un mauvais
signe, et j'ai peine à croire que la justice
avec la force d'âme qu'elle suppose, et la
vérité avec ses
nuances infinies et ses
tempéraments délicats, soient le
privilège de ce qu'on appelle les
masses.
Jusqu'ici je n'avais guère
rencontré que des faux-fuyants. De tous les
arguments que j'avais examinés, pas un
n'avait offert une véritable prise à
la discussion. Je n'en eus que plus de joie lorsque
j'arrivai enfin sur le terrain de l'histoire. Ma
joie, il est vrai, n'était pas sans
mélange. Je sentais bien qu'il s'agissait
d'une dernière tentative, et que si les
preuves historiques m'échappaient, je
devais, pour le coup, renoncer à trouver les
preuves du catholicisme.
Permettez-moi, Monsieur le Curé, de
vous faire assister à mes
réflexions ; je veux que vous soyez
vous-même juge des conclusions auxquelles
j'ai été conduit.
Le catholicisme prétend reposer sur
une institution positive de Jésus-Christ.
Cette institution est un fait qu'il s'agit de
constater comme tout autre fait,
c'est-à-dire par le moyen du
témoignage historique. Mais ce
témoignage, cela va sans dire, doit
être apprécié d'après
les règles de la critique. Nous chercherons
donc dans quels écrits se trouvent
consignées les paroles du Seigneur relatives
à la fondation de l'Église. Nous
établirons quelle est la
date de ces écrits. Nous examinerons s'ils
ont été véritablement
rédigés par les auteurs dont ils
portent les noms. Nous nous demanderons si ces
auteurs ont été bien informés,
s'ils ont recueilli eux-mêmes les paroles
dont il s'agit ou s'ils les ont reçues de la
tradition, et, dans ce dernier cas, si ces paroles
n'ont pas subi d'altération. Cela fait, nous
aborderons l'étude des passages dont nous
aurons ainsi essayé de constater
l'authenticité. Je n'ai pas besoin d'ajouter
que nous les étudierons dans la langue
originale, en nous entourant de tous les secours
que peuvent nous fournir les grammaires et les
dictionnaires. Mais ce n'est pas tout. Le sens des
passages dont je parle a été obscurci
par de nombreuses discussions, et il sera prudent
de comparer les diverses interprétations qui
en ont été données depuis les
Pères jusqu'à nos jours.
Quelle besogne ! Et ce ne serait rien
encore si nous pouvions nous y livrer avec le
sang-froid qu'exigent des études si ardues.
Mais non. Je m'assieds à mon bureau, j'ouvre
mes livres, je feuillette mes dictionnaires, je
vais commencer, quand tout à coup, ô
terreur ! j'aperçois
l'épée de Damoclès suspendue
sur ma tête. Que dis-je ? Le courtisan
de Denys s'inquiétait d'un glaive
attaché à un fil,
tandis que moi je tremble sous un arrêt de
condamnation éternelle, attaché au
fil bien autrement délicat des recherches
qui m'occupent. Ai-je le malheur d'oublier un
témoignage, - je suis perdu !
M'arrive-t-il de broncher sur la valeur d'un mot, -
ma place est parmi les damnés ! Mon
esprit, borné ou troublé, laisse-t-il
échapper le vrai sens d'un passage, - on me
relègue dans les ténèbres du
dehors en qualité d'hérétique
ou de schismatique !
Peut-être essaierez-vous
d'abréger et de faciliter la tâche en
me renvoyant, pour la certitude des textes,
à l'inspiration de la Bible, et pour
l'interprétation des mêmes textes
à la tradition catholique. Mais, Monsieur,
la logique la plus élémentaire vous
fera bientôt reconnaître que vous n'en
avez pas le droit. À vos yeux, c'est
l'autorité de l'Eglise qui établit
l'inspiration de l'Écriture, et, par
conséquent, si l'Écriture doit vous
servir à prouver l'autorité de
l'Église, ce ne peut être comme livre
inspiré, mais uniquement comme
témoignage historique. il en est de
même de la tradition. À votre point de
vue, elle ne peut avoir de valeur, ou tout au moins
d'autorité, que lorsque nous aurons
démontré l'autorité de cette
Église, qui enseigne l'infaillibilité
de la tradition.
Reconnaissons-le, monsieur le Curé,
le catholicisme n'a rien à attendre des
preuves tirées de l'histoire. Il est
impossible qu'il consente jamais à livrer la
question de ses droits et la cause de son
autorité aux hasards de recherches
érudites, difficiles, et au bout desquelles
se rencontre souvent le doute, et rarement cette
pleine certitude dont l'Église romaine ne
saurait se passer.
Que ferons-nous d'ailleurs des simples, des
ignorants, des artisans, des laboureurs que nous ne
voulons pas sans doute abandonner à
l'incrédulité et dont nous ne pouvons
exiger des études historiques ? Cette
objection me paraît décisive. Son
Éminence le cardinal Wiseman, qui est
lui-même un savant homme, a fort bien compris
la chose. Aussi la foi catholique, selon lui,
est-elle une grâce que Dieu accorde aux
enfants dans le baptême. À la bonne
heure. Voilà un argument qui ne peut
être renversé. il est vrai qu'il ne
peut pas non plus être prouvé, et que
nous sommes obligés de recevoir l'assertion
sur la parole du prélat.
En résumé, Monsieur, les
théologiens de votre Église ont sans
doute beaucoup de preuves à m'offrir, mais
des preuves qui n'en sont pas, ou des preuves qui
sont inaccessibles à la plupart
des mortels. Aussi mon embarras
n'a-t-il fait que croître depuis ma
dernière lettre. L'autre jour je ne savais
que croire, aujourd'hui je ne sais pourquoi il faut
croire. Mais il est impossible que Rome n'ait pas
prévu une pareille difficulté,
qu'elle n'ait pas quelque bonne réponse en
réserve, et je n'ai pas besoin d'ajouter que
je compte sur vous, Monsieur le Curé, pour
me transmettre cette réponse.
Permettez-moi de vous dire que tout le
secours de votre science ne sera pas ici de trop.
Vous le sentiriez vous-même, si vous saviez
quels discours j'entends sans cesse autour de moi
et combien j'ai parfois de peine à les
réfuter. Voici ce qui m'est arrivé
pas plus tard que ce matin.
J'étais dans mon cabinet,
occupé aux recherches dont cette lettre vous
donne une espèce de résumé,
lorsque je vis entrer l'un de mes amis. C'est l'un
des hommes dont le jugement m'inspire le plus de
confiance, parce que c'est l'un de ceux dont
l'intelligence me paraît montrer le plus
d'élévation et d'impartialité.
Je l'avais souvent entendu, non sans quelque
surprise, tantôt défendre le
catholicisme contre d'étroits
préjugés protestants, tantôt,
il faut le dire, s'emporter contre l'Église
romaine, ses intrigues politiques, ses
superstitions obstinées, l'ignorance de ses
prêtres et le ton de ses
journalistes. J'en avais conclu, bien
naïvement peut-être, que c'était
un homme sans prévention.
Quoi qu'il en soit, il entre, il s'approche,
et me demande quel est l'objet de mes
études. Je le lui fais connaître, avec
un secret espoir qu'il m'aidera à trouver
mon chemin. Mais lui : « Vous perdez
votre temps, me dit-il. Le travail auquel vous vous
livrez montre assez que vous n'avez pas encore
compris la nature du sujet qui vous occupe. La
puissance du catholicisme est uniquement une
puissance de fait. L'Eglise romaine est en
possession et, au fond, elle n'a pas besoin
d'autres titres.
On discute ses droits, elle les exerce.
À qui demande des raisons elle répond
par son existence. Ses prétentions vous
paraissent excessives, mais ces prétentions
sont justement le secret de sa force. Un individu
qui a le verbe haut et qui se pose
carrément, peut exciter le dédain des
gens bien élevés, mais il n'en fait
pas moins son chemin dans le monde ; il impose
et il en impose. Le catholicisme a bâti sur
le plus solide des fondements, je veux dire sur
l'imbécillité des masses. il y a sur
la terre infiniment peu d'hommes qui
réfléchissent ; troupeau de
moutons, la plupart d'entre eux paissent là
où ils se trouvent parqués. Une
religion, pour de pareilles intelligences, n'a pas
besoin de preuves.
Des preuves ! l'Église romaine
n'en a point, elle ne peut en avoir, elle ne
saurait qu'en faire.
Qu'est-ce qu'une preuve en matière de
foi, si ce n'est quelque chose de moral qui va
à la conscience, qui l'éveille, qui
l'éclaire et qui la lie ? qu'est-ce, si
ce n'est le trait vainqueur qui
pénètre dans les profondeurs de
l'âme, l'onction souveraine qui apaise les
agitations et qui guérit les plaies du
coeur ? qu'est-ce, en un mot, si ce n'est une
manifestation de la puissance spirituelle de la
vérité ?
Et comment voulez-vous que le catholicisme
qui, en définitive, n'est qu'une
société ecclésiastique, une
organisation hiérarchique, soit susceptible
de pareilles preuves ? Mais je vais plus loin.
Je prétends que demander des preuves au
catholicisme c'est lui demander une
inconséquence et, pour tout dire, un
suicide. Fournir des preuves, c'est prendre
l'esprit humain pour arbitre ; or, le dogme
fondamental de Rome est précisément
l'incompétence de l'esprit humain. C'est ce
qui fait que chacun de vos pas pour vous rapprocher
de l'Église romaine est un pas qui vous en
éloigne. En contrôlant ses assertions
vous pratiquez le libre examen, et par
conséquent vous vous mettez en dehors des
conditions de la foi à laquelle vous voulez
parvenir. On entend quelquefois parler,
il est vrai, d'un usage de la
raison qui doit aboutir à l'abdication de la
raison, d'un libre examen qui conduit jusqu'au
seuil du temple et qui se retire alors pour faire
place à la soumission. Illusion, mon cher,
illusion ! On ne devient pas catholique par la
méthode protestante.
Quand on a appris une fois à
examiner, on risque fort de continuer toute sa vie
à le faire, et je ne crois pas beaucoup
à ce renoncement de l'intelligence qui,
après avoir établi les questions de
principe, se récuse sur les questions de
détail. Soyez donc conséquent. Vous
voulez entrer dans l'Église romaine ?
Laissez là vos livres et vos recherches.
Défaites-vous du besoin de tout examiner et
de tout discuter. Hâtez-vous d'imposer
silence à votre raison. Consentez à
croire sans voir et sans savoir.
Dégagez-vous de vous-même par un
vigoureux acte de volonté. Jetez-vous les
yeux fermés dans le giron maternel qui
s'ouvre à vous. Courez de ce pas chez un
directeur de conscience, abandonnez entre ses mains
votre intelligence, votre conscience, votre
personnalité tout entière. Prenez de
l'eau bénite. Plongez-vous dans les
pratiques. Pascal n'a pu trouver d'autre
remède aux doutes que le catholicisme
soulevait dans son esprit ; soyez sûr que
vous n'échapperez pas autrement
aux difficultés que
l'examen a accumulées devant
vous. » Telles furent, Monsieur le
Curé, les paroles de mon ami. Je ne vous
cacherai pas qu'elles ont fait quelque impression
sur mon esprit. Toutefois, je ne doute pas que vous
ne parveniez à en dissiper l'effet en me
montrant que l'abêtissement n'est pas la
route royale du christianisme, et c'est pourquoi je
me suis empressé de prendre la plume et de
vous conter mes nouvelles angoisses.
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