LETTRES
À MON CURÉ
QUATRIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Si vous ne pouvez goûter tous mes
raisonnements, au moins, j'en suis sûr,
rendrez-vous justice à ma
persévérance. En attendant votre
réponse aux lettres que j'ai pris la
liberté de vous adresser, je continue mes
recherches, j'aborde successivement toutes les
questions, je prends le catholicisme par tous les
bouts. Avouez que ce sera jouer de malheur si, avec
tant de zèle, je n'arrive pas à un
résultat satisfaisant.
Je vous ai exposé, dans ma
dernière lettre, les objections que me
paraissent soulever les divers arguments
allégués en preuve du
catholicisme, mais je n'ai pas
cru que ces considérations
générales me dispensassent d'entrer
dans le détail de ces preuves. C'est ainsi
que, sans m'arrêter à
l'impossibilité manifeste où sont la
plupart des fidèles de peser des
témoignages historiques, j'ai voulu
cependant passer en revue les arguments que
l'Église romaine emprunte à
l'histoire.
Les témoignages dont je parle
consistent surtout dans des passages du Nouveau
Testament. Au premier rang de ces passages se
trouvent quelques paroles de Jésus-Christ
dans lesquelles le catholicisme croit trouver sa
charte fondamentale, et parmi ces paroles il en est
deux auxquelles vos théologiens attribuent
une importance toute particulière. La
première se rapporte à
l'établissement de l'Église
infaillible, la seconde à la
suprématie du pape. Voyons si tel est, en
effet, le sens des textes dont il s'agit.
D'après les derniers versets de
l'Évangile selon saint Matthieu, le
Seigneur, sur le point de se séparer des
apôtres, leur adresse ces paroles :
« Toute puissance m'est donnée
dans le ciel et sur la terre. Allez et enseignez
toutes les nations, les baptisant au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur
apprenant à garder tout ce que je vous ai
commandé. Et voici, je suis avec vous
tous les jours, jusqu'à la
fin du monde. »
(Matth., XXVIII, 18-20.)
Voici maintenant par quel commentaire
l'interprétation catholique fait sortir de
ce passage l'Église romaine tout
entière, tout armée, avec son
infaillibilité et son clergé.
« Allez et enseignez toutes les
nations. » Par ces mots, le Seigneur
institue une classe d'hommes qu'il constitue les
dépositaires exclusifs de son
Évangile, et auxquels il confère
l'autorité d'enseigner et de gouverner en
tous lieux. Nous avons donc ici
l'établissement de la prêtrise, et
plus spécialement de
l'épiscopat.
« Je suis, avec vous
jusqu'à la fin du monde. » Ces
mots, continue l'exégèse catholique,
promettent aux apôtres et à leurs
successeurs une grâce toute spéciale,
sans laquelle ils ne pourraient s'acquitter de la
charge dont il vient d'être question. Or, par
cette grâce, il faut nécessairement
entendre le privilège de ne jamais se
tromper. Nous avons donc ici l'établissement
de l'infaillibilité.
N'allez pas, Monsieur le Curé, vous
écrier que je m'amuse à faire une
caricature. C'est à dessein que
j'évite de remplir ces feuilles de renvois
et de citations, mais je n'en suis pas moins
prêt à vous nommer mes auteurs pour
peu que vous le désiriez.
Je vous assure, en outre, que je me suis
adressé aux plus respectables et aux plus
accrédités. Mais passons au second
texte.
Nous lisons dans l'Évangile selon
saint Matthieu, que Pierre ayant
déclaré qu'il croyait à
Jésus-Christ comme au Messie et au Fils de
Dieu, le Seigneur s'adressa à l'apôtre
en ces termes - « je te dis que tu es
Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
Église, et les portes de l'enfer ne
prévaudront point contre elle, et je te
donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que
tu lieras sur la terre sera lié dans les
cieux, et ce que tu délieras sur la terre
sera délié dans les
cieux. »
(Matth., XVI, 18 et 19.)
Cette fois le commentaire traditionnel prend
la forme d'un syllogisme : le Seigneur fait de
Pierre le fondement de son Église ; or,
Pierre devint plus tard évêque de
Rome ; donc les papes sont les chefs de
l'Église catholique. Quoi de plus
évident !
Avant d'aller plus loin, permettez-moi,
Monsieur, de vous faire toucher au doigt la
vérité de ce que je disais dans ma
dernière lettre sur la nature des preuves
historiques. Le raisonnement par lequel les papes
sont mis en lieu et place de saint Pierre, repose
tout entier sur la supposition que saint Pierre a
été évêque de Rome.
Arrive un protestant qui secoue
la tête et qui dit : « Il
n'est pas absolument certain que Pierre ait jamais
été à Rome, et il est hors de
doute qu'il n'y a jamais été
évêque.
Aucun des anciens écrivains de
l'Église n'a connaissance de cet
épiscopat. Les premiers qui en parlent sont
Optat de Milève et saint
Jérôme, et ceux-ci vivaient dans la
seconde moitié du quatrième
siècle. C'est dire que pendant trois cents
ans il n'a pas seulement été question
de cette dignité du prince des
apôtres. D'ailleurs, il est facile de prouver
par le Nouveau Testament que l'épiscopat,
dans le sens catholique et consacré du mot,
est totalement étranger aux idées
apostoliques. » Comment
répondrez-vous à cela, Monsieur le
Curé ? Par des arguments ? Mais
ces arguments seront-ils assez forts pour exclure
tous les doutes ? Par l'anathème ?
Eh quoi ! un point d'archéologie et
d'histoire deviendra-t-il un article de
foi ?
Mais laissons là les discussions
critiques. Vous ne vous y sentez peut-être
pas à votre aise, ni moi non plus, je vous
l'avoue. Les convictions ne se forment ni se
détruisent guère par des
procédés de ce genre. D'ailleurs, les
plus graves objections que soulève dans mon
esprit l'interprétation catholique des
passages dont nous nous occupons,
sont des objections d'un caractère tout
à fait général.
Voici la première. Le Seigneur dit -
« Allez et enseignez toutes les
nations. » Vous voyez là
l'institution d'un sacerdoce. Le Seigneur
dit : « Je suis avec
vous. » Vous voyez là une promesse
d'infaillibilité. » Le Seigneur
dit : « Je bâtirai mon
Église. » Aussitôt
s'élève devant vos yeux l'image d'une
grande association religieuse, avec une
organisation régulière, avec
prêtres, évêques et pape, avec
puissance sacramentelle et puissance de
juridiction, en un mot, l'Église catholique
romaine telle que vous la connaissez.
C'est-à-dire que, pour interpréter
chacun de ces passages, vous commencez par mettre
dans les textes ce que vous voulez ensuite en faire
sortir.
Quant à moi, il me semble qu'un homme
sans prétentions et qui ne connaîtrait
pas encore le catholicisme, puiserait difficilement
la notion de ce système religieux dans les
passages que j'ai cités ; il penserait
plutôt et tout naturellement à une
Église fondée sur une libre
profession de la vérité
chrétienne ; à une sainte
obligation pour tous de répandre
l'Évangile selon leur position ; enfin,
à ce secours divin qui, promis à
chacun, purifie l'âme de l'erreur en la
purifiant du
péché.
Ceci me conduit à une autre
objection. À vos yeux, le christianisme ne
repose pas seulement sur l'Église, mais
l'Église est par excellence l'objet de la
révélation chrétienne ;
et Jésus-Christ est venu avant tout sur la
terre pour établir cette Église
dépositaire de la vérité,
canal de grâces, seul moyen du salut.
En dehors de l'Église romaine vous
n'admettez pas la possibilité de la foi,
vous ne concevez pas l'Évangile. C'est dire
de quelle importance est la notion de
l'Église dans le système catholique.
Tout en sort et tout y revient. D'après
cela, on doit s'attendre à voir
l'Église occuper dans les discours du
Seigneur et dans les écrits des
apôtres une place proportionnée au
rang qu'elle occupe, selon vous, dans
l'économie chrétienne.
Si Jésus-Christ a voulu
l'Église catholique, s'il l'a
instituée, il a sans doute exprimé
cette intention à diverses reprises, ou tout
au moins dans des termes précis ; il a
montré qu'il s'agissait, comme dit
Bellarmin, d'une société aussi
visible et aussi palpable que le royaume de France
ou la république de Venise ; il a
distingué les laïques du
clergé ; il a indiqué que les
apôtres devaient avoir des successeurs et que
ces successeurs devaient être des
évêques ; il a défini la
vertu mystérieuse de l'ordination; il a
désigné les degrés de
la hiérarchie ; il a
pourvu à l'unité ; il a
proclamé quel est le siège de
l'infaillibilité.
Vous savez, Monsieur, avec quel soin et
quels détails la loi de Moïse
s'occupait du sacerdoce israélite, de ses
fonctions, de ses droits. Rien de plus minutieux
que ces ordonnances. Il en est qui règlent
jusqu'aux vêtements sacrés. À
combien plus forte raison le Nouveau Testament
n'aura-t-il pas été explicite sur
l'institution du nouveau sacerdoce ? Comme il
sera, à la fois, abondant et exact,
lorsqu'il s'agira d'établir le lien qui
rattache le prêtre chrétien au
prêtre juif. Comme il va nettement
déterminer les attributions respectives du
pape, de l'épiscopat et des conciles. Comme
il va insister sur le devoir du fidèle de
s'attacher à son évêque. Comme
il va nous faire admirer l'unité et
l'universalité de l'organisation
ecclésiastique. Il s'agit des conditions
d'existence du christianisme dans le monde, des
conditions du salut pour l'individu sur la terre, -
nécessairement tout sera clair,
catégorique, évident.
Encore une fois, Monsieur, ce n'est pas une
satire que j'écris, et ce n'est pas ma faute
si j'en ai l'air. Suis-je donc trop
difficile ? En présence d'une
Église qui proclame la divinité de
son institution, l'infaillibilité de ses
décrets, et la perte
éternelle de tous ceux qui ne lui
appartiennent point, n'ai-je pas le droit, disons
mieux. n'ai-je pas le devoir de demander sur quoi
reposent des prétentions dont on peut dire
qu'elles sont monstrueuses si elles ne sont
fondées ? Il me semble que le Nouveau
Testament devrait être rempli de
l'Église romaine ; je suis trop
exigeant, me dit-on. Eh bien, soit ! Je me
contenterai d'un passage, d'un demi-passage, pourvu
qu'il soit positif. Au lieu de cela, que
m'offre-t-on ? Trois ou quatre versets dans
lesquels on ne trouve le système romain
qu'à force de subtilités ou de
violences.
À en croire vos théologiens,
Jésus-Christ se serait appliqué
à parler en énigmes. Au lieu de
manifester sa volonté sur un sujet d'une
importance aussi extrême, il aurait
employé tous ses efforts à cacher
cette volonté. Il se serait
étudié à parler de
manière à ne pas être compris.
Car, encore une fois, Monsieur, qui
prétendra que le sens prêté par
votre Église aux passages dont il s'agit
soit un sens évident ? Et que
penseriez-vous d'un législateur humain qui
aurait rédigé ses lois de cette
manière ? d'une constitution politique
qui s'appuierait sur une charte aussi
équivoque ?
Le catholicisme manque donc de fondement
biblique, et il devrait renoncer à chercher
dans le Nouveau Testament des titres qui deviennent
illusoires à force d'être
insuffisants. Mais ce n'est pas tout, Monsieur, et
je vous prie de me prêter ici une nouvelle
attention.
Les protestants rejettent un grand nombre de
doctrines et de rites par la seule raison que ces
rites ne sont pas commandés, que ces
doctrines ne sont pas enseignées dans
l'Écriture. - « Vous n'avez pas le
droit d'en agir ainsi, répondent les
catholiques. Vous partez du principe que
l'Écriture est la seule règle en
matière de religion, tandis que c'est
précisément là ce qui est en
question. » J'ai toujours reconnu une
certaine justesse dans ce raisonnement.
Mais si, en thèse
générale, le silence de la Bible
n'est pas une raison suffisante pour rejeter un
enseignement, si le caractère exclusif de
l'autorité de la Bible doit au moins
être préalablement établi, vous
m'accorderez cependant, Monsieur, que les
enseignements de l'Église catholique ne
doivent pas être opposés à
l'Écriture, c'est-à-dire à la
doctrine du Seigneur et des apôtres. Eh bien,
c'est ici que je vous arrête. Le catholicisme
tout entier, dans sa lettre et dans son esprit, me
paraît en contradiction avec le Nouveau
Testament. Vous cherchez péniblement des
textes pour justifier tel
article, pour appuyer tel autre, pour colorer ce
troisième. Laissons ces misères, je
vous prie. Tâchons de nous placer ensemble
à un point de vue plus élevé.
Considérons la dispensation
évangélique dans son caractère
général, dans son esprit
incontestable, dans ses tendances manifestes.
Que voyons-nous ? Jésus-Christ
est venu accomplir la loi, c'est-à-dire en
dégager l'essence éternelle. Laissant
tomber tout ce qui était rituel et
temporaire, il a fondé un royaume de Dieu,
où chacun entre sans autre condition que
l'humilité, la repentance, les saints
désirs, la charité. L'apôtre
saint Paul, dans un admirable accord avec la
pensée et la parole du Maître, a
condamné la légalité, la
lettre, les rites ; il a montré dans
toutes ces choses l'ombre des biens dont
l'Évangile est la
réalité ; il a
réprimandé ceux qui abandonnaient
l'esprit pour revenir à des observances
qu'il appelait la chair ; il a
prêché une religion dans laquelle il
n'y a plus de place pour un sacerdoce ; il a
passé sa vie à combattre le
judaïsme. Or, le catholicisme n'est autre
chose qu'une restauration du judaïsme, qu'un
judaïsme christianisé. C'est le
régime de la loi substitué à
celui de la grâce ; c'est la
règle extérieure remise à la
place de la liberté
spirituelle.
Le catholicisme a son importance. Comme le
judaïsme, il est une préparation
à l'Évangile, j'entends au
véritable et pur Évangile ;
mais, comme le judaïsme aussi, il devient un
ennemi de cet Évangile, lorsqu'il
méconnaît la nature inférieure
et préparatoire de son propre rôle. Il
est la religion de ceux qui sont incapables d'en
avoir une autre. Il discipline les peuples
ignorants et grossiers. Il sera sans doute
longtemps encore le tuteur spirituel des masses et
le refuge des âmes faiblement
trempées. Je suis prêt à lui
rendre cette justice, toute justice ; je ne
demande qu'une chose, c'est qu'on ne réclame
pas pour l'Église romaine l'institution
divine et le caractère apostolique. Il n'y a
qu'à ouvrir le Nouveau Testament pour voir
l'absurdité de cette prétention.
Je ne veux pas finir cette lettre, Monsieur
le Curé, sans vous faire part d'une
réflexion qui ne se rattache pas directement
à ce que je viens de dire, mais qui nous
ramènera cependant à notre point de
départ. Aussi bien, je ne suis pas au bout
de mon papier, et je ne saurais mieux employer mes
loisirs qu'à m'entretenir avec vous.
Le catholicisme, je crois pouvoir
l'affirmer, le catholicisme ne peut alléguer
de preuves proprement dites. Et
cependant il exerce une puissance incontestable sur
les esprits. Quel est le secret de cette
puissance ? Question difficile et l'une des
plus intéressantes sans doute qu'un penseur
puisse se proposer. J'y ai souvent
réfléchi, et, si vous le permettez,
je vous exposerai mes idées sur ce
sujet.
Si le catholicisme ne peut agir par voie de
démonstration, il lui reste la voie de la
pression morale. Le problème consiste pour
lui à déterminer la volonté
sans s'adresser à la raison, et il faut
avouer qu'il a résolu ce problème
avec un remarquable succès.
Comme moi, vous avez cent fois entendu les
défenseurs de l'Eglise romaine
alléguer qu'en dehors du catholicisme il n'y
a qu'incertitude, incrédulité et
corruption. « Rome seule, disent-ils,
donne aux hommes le repos après lequel ils
soupirent.
Le libre examen, au contraire, enfante
nécessairement le doute. Aussi, le
protestantisme se dévore-t-il
lui-même. On voit ses sectateurs tomber tour
à tour des doctrines de la
Réformation dans le socinianisme, du
socinianisme dans le déisme, du
déisme dans le panthéisme, du
panthéisme, enfin, dans le
socialisme. » À ces arguments ad
terrorem viennent se joindre des
considérations bien connues :
« Dieu ne peut avoir
refusé aux hommes la certitude en
matière de foi ; il ne peut avoir
livré le monde aux embarras des recherches
religieuses ; il ne peut avoir donné sa
révélation sans avoir donné en
même temps un moyen sûr de la
connaître. Or, ce moyen c'est l'Église
catholique. Une, universelle, palpable, chacun sait
où la trouver. Immuable, elle enseigne
toujours les mêmes choses. Infaillible, elle
exclut le doute aussi bien que l'erreur. Partout
ailleurs l'homme se trouve sur le terrain des
vérités relatives, et, par
conséquent, incertaines, tandis que
là il se trouve sur le terrain de la
vérité absolue et absolument
certaine. »
Ainsi que je l'exprimais tout à
l'heure, ces arguments ne sont pas des preuves
destinées à convaincre, mais des
considérations destinées à
pousser les âmes dans les bras de
l'Église. On ne peut se dissimuler, du
reste, que ces considérations
répondent à un besoin très
général, le besoin de certitude,
disons mieux, le besoin de quiétude en
matière religieuse. Nous voulons voir la
religion de nos yeux, la toucher de nos mains,
l'enfermer dans nos formules. Son excellence morale
n'est pas pour nous une preuve suffisante de sa
vérité. Nous exigeons qu'elle se
fasse reconnaître à des signes
extérieurs et matériels.
Pourquoi cela ? Ne serait-ce
pas que, si elle était plus spirituelle, la
religion n'aurait de certitude que pour l'âme
religieuse ? Ne serait-ce pas que là
où manque la démonstration
intérieure de l'esprit, force est bien de
remplacer cette démonstration par la
certitude extérieure des sens ? Mais je
touche ici à un sujet délicat et que
je ne veux pas aborder aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, la force du catholicisme
réside dans l'évidence dont il
entoure ou dont il prétend entourer le
christianisme. La hardiesse avec laquelle il
revendique le caractère de
vérité absolue ne fait qu'attirer
davantage des esprits avides de certitude. D'un
côté on trouve un sacerdoce qui se dit
sûr de son affaire, d'un autre
côté on voit le champ ouvert à
la recherche, au doute, au changement... Comment le
choix de chacun ne serait-il pas tout fait ?
Le catholicisme a raison par cela seul qu'il offre
plus de sécurité. Et, quant au
fondement de cette sécurité, il ne
peut être question de l'examiner, puisque ce
serait retomber dans un labeur auquel il s'agit
d'échapper à tout prix. Vous
connaissez d'ailleurs le proverbe :
« À cheval donné, on ne
regarde point à la bouche. »
Au fond, l'apologétique romaine se
réduit tout entière à un
raisonnement d'après lequel Dieu
a nécessairement dû
nous octroyer sa révélation sous une
forme précise, arrêtée,
immuable, et semblable en tout à la forme
catholique. On pourrait contester le droit que
s'arrogent les partisans de cette
apologétique, de déterminer comment
Dieu a dû agir et d'enfermer la
liberté divine dans les conceptions de leur
intelligence. Mais il est plus sûr encore de
comparer ces conceptions avec les faits. Voyons un
peu.
Je parcours l'histoire des dispensations
divines et je ne trouve nulle part le
caractère dont on prétend faire la
marque de la vraie religion.
Dieu ne se révèle point d'une
manière impérieuse. il n'impose pas
aux intelligences une doctrine immuable. il n'a pas
pour tous les temps et pour tous les pays une
religion toute faite. Il a lentement et diversement
préparé l'humanité à la
révélation. Au lieu de refouler
brusquement les nations dans leurs voies, il les y
a guidées et disciplinées. Il a fait
de l'erreur même, il a fait du paganisme un
moyen d'éducation. D'un autre
côté, il a montré, dans la loi
de Moïse, qu'une révélation
divine pouvait n'être que temporaire. Mais
si, avant Jésus-Christ, l'histoire
religieuse de l'humanité n'est autre chose
qu'une éducation spirituelle destinée
à préparer les coeurs à Celui
qui devait venir, pourquoi
refuseriez-vous, Monsieur, de considérer
l'histoire depuis Jésus-Christ comme une
nouvelle éducation, destinée à
faire avancer les hommes dans l'intelligence et
dans la communion de Celui qui est venu ?
À ce point de vue, je l'ai
déjà reconnu, il se trouve que le
catholicisme a joué un rôle
considérable dans l'accomplissement du plan
divin. On peut dire de lui qu'il s'est
abaissé pour nous élever. Ses
infidélités au pur esprit
chrétien, ses transactions avec le
judaïsme, son opposition à
l'enseignement du Nouveau Testament, ont
peut-être été
inévitables et même jusqu'à un
certain point favorables à
l'évangélisation du monde. Cependant,
sous ce régime approprié au temps de
sa minorité spirituelle, la
chrétienté devenait insensiblement
capable d'une plus grande indépendance. Le
jour arriva où l'enfant, devenu homme,
rompit les lisières qui avaient guidé
ses premiers pas. Telle est la signification qu'il
faut attribuer au grand mouvement du
seizième siècle. Mais la
Réformation elle-même n'est pas sans
doute le dernier mot du christianisme, et le Dieu
qui s'est révélé à nous
dans son Évangile, a encore bien des
révélations à nous faire sur
le sens, les richesses cachées et les
applications infinies de la parole de
vie.
Il semble vraiment que l'idée
d'après laquelle Dieu a dû instituer
sur la terre quelque moyen d'exclure toute
incertitude, tout tâtonnement, toute
recherche, et, par suite, tout progrès en
matière de religion, il semble, dis-je, que
cette idée s'impose à l'esprit humain
avec une nécessité parfaite. Oui,
à l'esprit sans culture, et c'est ce qui
fait que cette idée a tant d'empire sur les
masses. L'ignorance croit volontiers à la
vérité absolue ; mais
l'éducation et l'expérience nous
apprennent à voir des nuances là
où nous trouvions des contrastes, de simples
différences là où tout
semblait opposition. Aussi, l'homme qui, dans sa
jeunesse, porte des jugements si tranchants sur les
personnes et sur les choses, change-t-il de ton
lorsque l'âge a ébréché
les anguleux contours de sa pensée.
Faisons un essai, Monsieur le Curé.
Consentez pour un instant à laisser de
côté vos idées
préconçues sur la forme que doit
revêtir une révélation, et
supposez avec moi que les choses se soient
passées de la manière suivante. Dieu
a donné son Fils au monde pour qu'il
enseignât, vécût et
souffrît, et pour qu'en croyant en lui nous
eussions la vie éternelle.
Jésus-Christ a été de lieu en
lieu faisant du bien, il a guéri les
malades,Il a jeté autour
de lui la semence de sa parole, il est mort
répandant son sang pour la
vérité et la justice, pour le salut
des hommes et pour la cause de Dieu. Confiant dans
la vertu intrinsèque de sa parole, il ne l'a
pas fait enregistrer par des greffiers, il s'est
contenté de la graver dans les coeurs.
Sachant que la vérité vivante ne se
formule pas en bulles et en canons, il s'est
gardé d'établir un tribunal
infaillible et il a abandonné la
vérité à sa propre
énergie.
Certain que sa vie et sa mort ne pouvaient
être vaines, il n'en a pas fait dresser
procès-verbal, et voici ! le souvenir
de cette mort et de cette vie n'en domine pas moins
tous les souvenirs de l'humanité. il a
confié un germe à la terre, et il a
laissé pousser ce germe. Il a
mêlé le levain à la pâte,
et il a laissé ce levain
pénétrer la pâte. Il a
prévu que son Évangile serait tout
d'abord trop profond pour les uns et trop simple
pour les autres ; il a prévu que toutes
les puissances du péché, de
l'orgueil, de l'ignorance et de la sottise allaient
se liguer pour en obscurcir le divin
éclat ; il a prévu tout cela, et
cependant il n'a pas douté du sort
définitif de l'Évangile. Il a
légué aux siècles la
réalisation de son oeuvre. Il a voulu que
les hommes s'appropriassent et, pour ainsi dire,
s'assimilassent toujours
davantage le christianisme à mesure que, par
l'effet du christianisme lui-même, ils
deviendraient plus spirituels. Bref, il a admis
dans les destinées de son Église la
loi du développement... Dites, Monsieur le
Curé, trouvez-vous dans cette supposition
quelque chose qui soit indigne de
Jésus-Christ ? Vous semble-t-il que la
théorie catholique soit plus conforme
à la justice et à la bonté de
Dieu ?
Mais je m'oublie à causer avec vous.
Veuillez, Monsieur, ne pas perdre de vue que vous
me devez déjà plusieurs
réponses. Je compte, quant à moi,
vous adresser incessamment de nouvelles
questions ; mon embarras, je ne vous le cache
pas, va tous les jours en croissant.
|