LETTRES
À MON CURÉ
CINQUIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Je vous ai raconté, dans mes deux
premières lettres, combien je me suis
inutilement donné de peine pour
découvrir le siège de
l'autorité infaillible. Plus tard j'ai
dû vous avouer que je n'avais pas mieux
réussi à déterminer sur
quelles preuves reposent les prétentions de
l'Église romaine. Une religion dont les
preuves, une Église dont le siège
même se dérobent à toutes les
recherches, n'offrent assurément pas un
facile sujet d'étude. Mais vous avez
déjà pu le voir, je ne me
décourage pas aisément. Aussi ai-je
résolu de faire un nouvel effort pour savoir
en quoi consiste le
catholicisme.
Cette fois-ci, cependant, je m'y suis pris
d'une manière détournée.
Puisque l'Église romaine a des
fidèles, me suis-je dit, voyons un peu ce
qu'ils sont ; examinons par quelles croyances
ils se distinguent des autres hommes ;
à défaut du catholicisme,
tâchons de savoir ce que c'est qu'un
catholique. Cela reviendra au même. Tous les
chemins ne conduisent-ils pas à
Rome ?
Il faut trois choses pour faire un
catholique, en d'autres termes votre Église
attache le salut à trois conditions
réunies. Ces conditions sont la foi
orthodoxe, la participation aux sacrements,
l'obéissance à la discipline et au
gouvernement de l'Église. Cependant il est
clair que la foi domine toutes les autres
conditions, puisqu'elle en est elle-même la
condition ; on n'obéit à
l'Église et l'on ne participe à ses
sacrements, que parce que l'on croit aux sacrements
et à l'autorité de
l'Église.
En quoi consiste donc la foi du
catholique ? Évidemment cette foi
embrasse toute la doctrine catholique,
c'est-à-dire non seulement les
vérités du catéchisme, mais
toute l'Écriture sainte, toute la tradition,
tous les décrets des conciles, et, qui plus
est, elle embrasse toutes ces choses dans le sens
où l'Église les entend. D'un autre
côté il existe fort peu d'hommes en
état d'étudier et,
par conséquent, de
recevoir en connaissance de cause un corps de
doctrine aussi considérable. C'est ce qui
fait qu'on a inventé une distinction entre
la foi explicite et la foi implicite.
D'après cette distinction, qui se trouve
déjà dans saint Thomas d'Aquin, il
est des choses que le fidèle est tenu de
recevoir à bon escient, tandis qu'il en est
d'autres pour lesquelles il suffit de croire sur la
foi de l'Église et sans savoir d'ailleurs de
quoi il s'agit.
Mais quelles sont les choses qu'il faut
croire explicitement ? Quelques
théologiens demandent, comme minimum, le
symbole des apôtres. Toutefois le fait seul
qu'ils demandent le symbole, prouve que
l'Église ne le demande point, car les
théologiens n'auraient pas besoin de parler
si l'Église avait prononcé.
D'ailleurs ce n'est pas le symbole qui fait le
catholique, puisque le symbole renferme la moindre
partie, et surtout la partie la moins
caractéristique du catholicisme.
Les protestants, par exemple, ont toujours
admis et récité cette confession de
foi, et vous ne les en regardez pas moins comme
placés en dehors de la communion des
fidèles.
Il est certain que l'Église
catholique n'a jamais exigé de ses enfants
qu'un article de foi, à savoir la foi
à l'Église catholique
elle-même. À la vérité
cet article renferme tous les
autres, mais il les renferme implicitement. Aussi,
dans le système romain, la foi est-elle
essentiellement une foi implicite. Les uns peuvent
croire plus, les autres moins, peu importe, pourvu
qu'ils se rencontrent tous sur le dogme fondamental
de l'infaillibilité de l'Église.
Il semble inutile de prouver une assertion
qui ne fait qu'exprimer le caractère
essentiel du catholicisme. Demandez à vos
propres docteurs en quoi ils font consister la
supériorité de leur religion sur le
protestantisme. Le catholicisme, vous
répondront-ils, est seul à la
portée de tous les hommes ; il ne
demande rien au pécheur, si ce n'est de se
jeter avec abandon dans les bras de
l'Église, et, par l'extrême
simplicité de cette condition, il se rend
accessible aux plus simples et aux plus
ignorants.
Remarquez d'ailleurs une chose, Monsieur le
Curé. Quand bien même un catholique
connaîtrait tous les dogmes chrétiens,
l'Église serait cependant, dans tous les
dogmes, le véritable objet sur lequel
porterait sa croyance. Pourquoi, en effet,
reçoit-il ces dogmes ? Non pas, sans
doute, parce qu'il les a examinés,
éprouvés et approuvés, non pas
en vertu de l'excellence qu'il y a
reconnue, mais bien parce que
l'Église les lui impose. Or n'est-il pas
manifeste que croire ainsi, c'est moins croire aux
dogmes qu'à l'Église ? Sous les
divers articles du Credo n'est-ce pas
l'Église que voit le fidèle, n'est-ce
pas elle qu'il retrouve, n'est-ce pas à elle
qu'il rend hommage ?
Voulez-vous une dernière preuve de
mon assertion sur le caractère de la foi
catholique ? Il est devenu de mode parmi ceux
de vos écrivains qui se piquent plus
particulièrement d'orthodoxie, de soumettre
d'avance leurs opinions et leurs écrits au
jugement du saint-siège. Ils peuvent errer
sur les sujets les plus importants, sur les dogmes
les plus essentiels ; ils peuvent être
trithéistes ou sabelliens, monophysites ou
nestoriens, que sais-je ? panthéistes
ou socialistes, mais ils souscrivent à la
décision de l'Église quelle que
puisse être cette décision ; cela
suffit pour purifier leur foi, ils restent de bons
et vrais catholiques. Je ne connais rien de plus
significatif.
En résumé, l'Église
romaine peut avoir un corps de doctrine
chrétienne, et elle en a un en effet, mais
cette doctrine n'est au fond qu'un hors-d'oeuvre.
Cela est si vrai que les caractères
particuliers qui distinguent la dogmatique
catholique, tiennent tous les jours moins de place
dans l'enseignement et dans la
polémique de vos coreligionnaires.
Obéissant à des tendances
profondes, le catholicisme a fini par se concentrer
et pour ainsi dire par s'absorber tout entier dans
son principe, l'autorité infaillible de
l'Église.
La conséquence en est que la foi
catholique s'est peu à peu réduite
à un seul article, la croyance à
cette autorité et le devoir de s'y
soumettre.
Croire, pour un catholique, c'est admettre
tout ce que l'Église a décidé,
tout ce qu'elle décide et
décidera ; c'est l'admettre les yeux
fermés, c'est l'admettre sans même
savoir en quoi consistent ces décisions.
Tranchons le mot, le catholique croit par
procuration.
La foi, dans le système en question,
est un blanc-seing que le fidèle remet
à l'Église et que celle-ci se charge
de remplir. C'est ce qu'on appelle la foi du
charbonnier : « Je crois ce que
croit mon curé. » - « Et
que croit votre curé ? » -
« Oh ! il croit ce que croit
l'Église. »
La nature de la foi catholique est tout le
secret de cette unité que l'Église
regarde comme l'un de ses plus éclatants
privilèges.
Les hommes sont ainsi faits, soit par suite
de leur individualité naturelle, soit par
une conséquence du péché,
qu'ils ne s'accordent jamais en
très grand nombre que sur un très
petit nombre de points. Multipliez les articles qui
doivent servir de base à une association et
vous diminuez d'autant le chiffre des membres qui
doivent entrer dans celle-ci. Cela est vrai surtout
d'une association religieuse, parce que les
convictions religieuses sur lesquelles il s'agit de
s'accorder sont généralement plus
absolues, partant plus exclusives que les
autres ; ne s'appartenant pas à
elles-mêmes, mais se considérant comme
l'expression de la vérité divine,
elles n'admettent pas les transactions qui jouent
un si grand rôle dans les diverses
sphères de la société
civile.
Aussi une confession de foi
détaillée écarte-t-elle
beaucoup plus de croyants qu'elle n'en
réunit, et la première condition
d'existence pour une Église qui ne regarde
qu'au nombre est-elle la simplification des
symboles.
C'est ce que l'Église catholique a
merveilleusement compris.
Le lien qui en unit les membres est aussi
simple que possible, puisqu'il consiste en un seul
article et un article très
général, à savoir la
soumission à l'Église.
Je dis que ce lien est simple, je devrais
plutôt dire qu'il est factice, et que
l'unité dont il forme le noeud est moins
élémentaire encore qu'illusoire. En
effet, nous l'avons vu, ce lien n'est pas la
foi, mais le manque de la foi,
j'entends l'absence de toute croyance personnelle,
consciente, éprouvée. L'Église
catholique est un assemblage d'hommes qui
s'accordent sur le choix d'un gérant, qui
remettent à cet agent commun le soin de
leurs intérêts spirituels et qui, cela
fait, s'en vont chacun leur chemin. Or, je le
demande, n'est-ce pas une dérision que de
décorer du titre d'unité cet accord
purement négatif ? Est-il bien
surprenant que des gens se disputent peu sur des
matières dont ils ne s'occupent
pas ?
L'erreur du catholicisme, sur ce point comme
sur tant d'autres, provient de l'idée qu'il
se fait de l'Église ; l'Église
ne doit pas être une fin, mais seulement un
moyen, et le catholicisme en est venu à voir
dans l'Église la fin même de la
religion, l'alpha et l'oméga du
christianisme. Il en est de même de
l'unité.
L'unité ne doit pas être un
but ; le vrai but d'une société
chrétienne, c'est le développement de
la vie religieuse de ses membres ; là
où cette vie existe, l'unité se
produit spontanément. Mais non, le
catholicisme a voulu l'unité pour
elle-même ; dès lors il a
cherché à l'établir par des
moyens artificiels, et c'est ainsi qu'il est
arrivé à une unité sans
réalité. La véritable
unité est la communion des
âmes, communion qui suppose
la vie, la liberté, l'individualité,
et qui, d'un autre côté, n'exclut pas
d'assez grandes différences de sentiments et
de conduite. Eh bien, en s'appliquant à
dépouiller ses membres de tout ce qui
constitue la vie de l'âme et la
personnalité, humaine, le catholicisme a
méconnu les conditions de l'union
spirituelle. Il a préféré
l'uniformité à l'unité. Il a
lâché la proie pour l'ombre. Au lieu
de bâtir à la face du ciel un
édifice assez solide pour résister
à la tempête et pour abriter des
hommes, il a mieux aimé élever un
château de cartes et le remplir de
poupées.
Il fut un temps, Monsieur le Curé,
où la société tout
entière obéissait à la loi
catholique. Une nouvelle théocratie
s'était constituée.
L'orthodoxie était devenue la base du
droit public.
L'erreur religieuse était mise au ban
des nations.
La croisade exterminait les
hérétiques que l'interdit ne
suffisait pas à ramener.
L'Europe s'était laissé
façonner à l'image de
l'Église. Pourquoi ces temps ont-ils
cessé ?
Pourquoi le monde a-t-il
échappé à
l'Église ?
Pourquoi entre Rome et les peuples cette
lutte dans laquelle les peuples se sont
affranchis ?
Pourquoi cette sécularisation de la
société, qui forme le
caractère non méconnaissable des
temps modernes ?
Pourquoi, si ce n'est parce que
le catholicisme a
été pour l'Europe une forme
plutôt qu'un principe de vie, un moule
plutôt qu'une âme ?
Puisque je suis en train de parler de
l'unité catholique, je prendrai la
liberté de vous soumettre une pensée
qui m'est souvent venue à l'esprit.
L'Église romaine se vante de son
unité comme d'un privilège qui lui
est propre. C'est là, je l'avoue, ce que je
ne puis comprendre.
En quoi consiste, en effet, l'unité
religieuse ?
Dans l'homogénéité de
croyance entre les membres d'une Église et,
par suite, dans l'exclusion de ceux qui ne
partagent pas la croyance officielle. Mais toutes
les Églises, toutes les sectes ne sont-elles
pas, sous ce rapport, dans une même
position ? Toutes ne s'accordent-elles pas
à admettre les fidèles qui
reçoivent leurs articles de foi, à
repousser ceux qui les rejettent ?
Et dès lors par quoi l'unité
de l'Église catholique diffère-t-elle
de l'unité des autres Églises ?
Quant à moi, je ne sais voir de
différence ici que celle du nombre, et ce
n'est pas le nombre qui fait l'unité.
Les prétentions du catholicisme
à l'avantage exclusif de l'unité
reposent probablement sur la
notion ridicule que les écrivains
catholiques se font du protestantisme. Vous prenez
ce mot dans un sens analogue à celui du mot
catholicisme.
Vous entendez par protestantisme, non pas
l'insurrection religieuse du seizième
siècle, non pas le principe du libre examen,
mais une communion religieuse
déterminée, dont tous les membres
seraient solidaires les uns des autres. Puis, comme
il y a beaucoup d'Églises diverses qui sont
connues sous la dénomination commune de
protestantes, vous arrivez à l'idée
d'une Église divisée en plusieurs
Églises, d'une communion religieuse dont les
adeptes diffèrent considérablement
entre eux et quelquefois même se combattent
et s'anathématisent.
En vérité, il serait temps,
Monsieur, de laisser là un fantôme
dressé par l'ignorance ou la mauvaise foi.
Le terme de protestantisme, pris pour
désigner l'ensemble des Églises
protestantes, est une simple abstraction ;
chaque Église protestante est une en
elle-même; elle ne diffère point de
l'Église catholique sous ce rapport, si ce
n'est peut-être que son
homogénéité est plus
réelle; enfin, il faut l'avouer, elle a,
tout aussi bien que Rome, le droit de se regarder,
si bon lui semble, comme le centre du
système chrétien, et de
considérer les autres Églises, y
compris l'Église romaine
elle-même, comme des sociétés
rebelles ou égarées.
Je me trompe, et, sans y penser, je viens de
toucher à la véritable distinction.
Les protestants reconnaissent pour
chrétienne toute Église dans laquelle
l'Évangile est professé ; ils
s'accordent à proclamer que l'on peut
être sauvé dans toutes les
Églises ; ils n'en exceptent pas
même l'Église romaine.
Celle-ci, au contraire, ne reconnaît
d'Église, de christianisme, de salut que
dans le système catholique. C'est dans ce
sens que l'Église romaine est une, ou du
moins qu'elle professe le principe de
l'unité ; les autres Églises
admettent plusieurs Églises ; pour
elle, elle n'en admet qu'une seule. Le
caractère exclusif, voilà bien le
trait qui distingue le catholicisme, le mot qui
résume peut-être le mieux son
être complexe. Reste à savoir si ce
caractère est un élément de
force ou de ruine, s'il est un signe d'honneur ou
de condamnation.
|