LETTRES
À MON CURÉ
HUITIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Nous avons analysé le catholicisme. Sa
doctrine, sa morale, ses sacrements ont
successivement formé l'objet de notre
examen. Je voudrais aujourd'hui rassembler les
différents traits que nous ont offerts ces
recherches, et déterminer enfin quel est le
caractère général du
système. Grande question, qui doit nous
conduire en même temps à
découvrir le principe constitutif du
catholicisme. Il me semble que la controverse ne
s'est pas assez occupée de cette question de
principe, ou, du moins, qu'elle
s'est contentée de réponses bien
superficielles. Il ne manque pas de protestants qui
croient trouver l'idée-mère de
l'Église romaine, soit dans
l'infaillibilité papale, soit dans
l'autorité accordée à la
tradition, soit dans des erreurs sur le dogme de la
justification, soit dans une notion
grossière de la vertu sacramentelle, que
sais-je ? dans le sacrifice de la messe, dans
le culte rendu à la Vierge et aux Saints...
Quant à moi, il me paraît
évident qu'il faut creuser plus avant pour
arriver au fond des choses.
Ai-je besoin d'ajouter que je n'oserais
entreprendre cette nouvelle tâche, si je ne
me sentais comme surveillé par vous ?
Plus que jamais je vais avoir besoin de vos
avertissements. Il faut, Monsieur le Curé,
il faut que votre force redresse ma faiblesse,
comme il faut que votre charité excuse les
témérités de ma critique.
Maudite critique ! Pourquoi faut-il que je
sois né protestant, et combien l'on est
à plaindre de ne savoir rien admettre sans
de bonnes raisons.
Le catholicisme, si je ne me trompe, n'est
autre chose que la satisfaction d'une tendance
générale de l'humanité. Tout
homme est plus ou moins partagé entre le
besoin de chercher Dieu et le besoin de
l'éviter, entre l'obligation de vivre pour
son service et le désir
de vivre pour soi, entre la crainte des
conséquences d'une vie toute donnée
à la terre et la répugnance pour une
vie toute consacrée aux
intérêts de l'âme, bref, entre
la nécessité d'avoir une religion et
la commodité de n'en avoir point.
Cette contradiction s'explique
aisément. La religion, prise en son essence,
consiste dans un abandon sans réserve
à la direction du Dieu infiniment
saint ; c'est un nouvel esprit, un esprit
divin prenant en nous la place de l'esprit
propre.
Le christianisme exige le renoncement, et,
sur la porte du royaume des cieux, il est
écrit que celui qui veut sauver sa vie doit
commencer par la perdre. Mais la chair
frémit devant ce sacrifice. Cet abandon fait
horreur à l'égoïsme qui forme la
substance même du péché et le
fond de notre nature mauvaise. De là le
compromis dont je parlais.
Dans ce conflit tragique entre les deux
puissances qui se disputent l'homme, l'homme prend
le parti de transiger. Non pas toutefois de propos
délibéré et en pleine
connaissance de cause, mais instinctivement et en
se trompant lui-même. Le siège de la
religion c'est l'âme, c'est-à-dire ce
qui, en nous, pense, sent et veut, l'être
moral, la vie spirituelle ;
l'extérieur, la forme sont secondaires et
n'ont de valeur que comme manifestation et
expression de la vie
intérieure. Eh bien ! l'homme conclut
une espèce d'arrangement en vertu duquel il
se réserve le dedans et abandonne à
Dieu le dehors; il refuse ses affections et il
livre ses actes ; il repousse le culte en esprit et
en vérité, prêt à se
soumettre, en revanche, aux plus pénibles
exigences, aux plus assujettissantes
cérémonies. « Tout, tel est
son langage, tout, assujettissements, observances,
macérations, martyre même, tout,
pourvu que dans le secret et le fond de ma vie je
continue à m'appartenir ; tout,
excepté ma liberté ; tout,
excepté mon moi ; tout, excepté
tout. »
Beaucoup de religions, Monsieur le
Curé, doivent leur origine à un
compromis de ce genre. il n'est peut-être pas
une forme du paganisme qui ne trahisse à la
fois la conscience de Dieu et de ses droits, et la
volonté de vivre en dehors de lui. Le
judaïsme lui-même, sans doute parce que,
étant une religion préparatoire, il
était une religion d'accommodement, le
judaïsme lui-même consacre à Dieu
l'homme extérieur, mais sans pouvoir
créer l'affection et l'obéissance
volontaire. J'ajoute qu'il en est de même du
catholicisme.
Le catholicisme a été le
produit de l'alanguissement de la vie spirituelle
dans l'Église. Sa naissance marque une chute
de la société
chrétienne.
Au commencement l'esprit de Dieu
régnait avec plénitude dans les
âmes. L'élan était indomptable,
la ferveur extraordinaire. La proximité des
faits évangéliques, les
entraînements du prosélytisme, les
périls du martyre contribuaient à
entretenir le feu sacré. Cependant, le grain
de sénevé devint un arbre. Le filet
d'eau auquel étaient venus s'abreuver
quelques voyageurs fatigués, forma un grand
fleuve, et ce fleuve, grossi de mille affluents,
élargit sans cesse son lit et
précipita toujours plus rapidement ses
flots.
Vous savez ce qui arrive alors.
En grossissant ainsi, en débordant
sur les campagnes, les eaux se troublent ;
elles gagnent en étendue, mais elle perdent
de leur pureté. Telle est aussi la loi des
mouvements religieux. L'âge d'or d'une
Église, c'est le moment où elle est
encore comprise tout entière entre les
disciples du cénacle. Plus tard, elle sort
de ce cercle étroit, elle marche à
ses destinées, elle subjugue le monde, elle
entraîne la multitude, la multitude,
c'est-à-dire des hommes que l'exemple gagne,
que le nombre emporte, que la nouveauté
séduit, et qui, au fond, sont plus au moins
étrangers à la foi qu'ils ont
embrassée. Ces hommes, néanmoins.
font désormais partie de l'Église, et
l'Église se trouve profondément
modifiée par leur présence. Le
niveau de la vie religieuse
baisse nécessairement dans la
communauté qu'ils ont envahie. Le principe
intérieur, qui jusque-là, avait tout
soutenu, ce principe vient à manquer. Or,
là où le principe intérieur
fait défaut, l'âme s'attache
inévitablement à ce qui, est
extérieur ; manquant de
l'énergie spirituelle dont elle s'inspirait,
elle s'appuie sur ce qui est visible et sensible.
Ainsi prend naissance le compromis dont je parlais
tout à l'heure.
On supplée à la religion de
l'âme par celle des sens, à l'esprit
du culte par ce qui n'en est que la forme. Le
fidèle porte, pour ainsi parler, la
dévotion du dedans au dehors.
On devient chrétien, non plus par la
conversion du coeur, par la direction de la
volonté et des affections, mais par la
célébration de certains rites et
l'application de certains spécifiques.
L'eau du baptême lave le
péché, l'absolution remet la peine,
l'eucharistie communique des grâces
attachées à l'aliment même que
l'on mange. La vie entière est
entourée d'un réseau d'observances au
moyen desquelles notre salut se fait tout
seul.
En un mot, de spirituel qu'il était,
qu'il est dans son essence, dans son origine, dans
ses premiers disciples et ses premiers
écrits, l'Évangile devient
sacramentel.
Il devient en même temps sacerdotal.
La tendance qui porte le chrétien à
confondre ce qui est spirituel avec ce qui n'est
que rituel, le besoin d'avoir une religion qui n'en
soit pas une, d'avoir une piété qui
n'implique pas la communion avec Dieu, une foi qui
n'oblige point ou n'oblige que le moins possible,
cette tendance, ce besoin ont aussi inventé
la religion par procuration. Mettre la religion
dans le prêtre qu'est-ce, sinon un autre
moyen de la pousser, si j'ose m'exprimer ainsi,
à la circonférence, afin de l'exclure
plus sûrement du centre, à savoir de
l'âme ? Telle est l'origine du
prêtre, du prêtre chargé de
croire et de décider pour le fidèle,
telle est l'origine de la foi d'autorité et
de la direction de conscience.
D'ailleurs, la théorie du sacrement
suppose le prêtre. C'est lui, nous l'avons
vu, qui est le canal de ces grâces magiques,
lesquelles, selon cette déplorable
théologie, proviennent du Christ
lui-même, ont été transmises
des apôtres aux évêques, et
s'écoulent sur les fidèles au moyen
du sacerdoce.
Le sacerdoce catholique et le sacrement
catholique sont si bien les produits d'un
même besoin, les éléments d'un
même système, que le
prêtre peut être
considéré comme le sacrement
personnifié. Le sacrement agit par
lui-même, indépendamment de toute
condition spirituelle ; de même l'action
du prêtre, dans la théorie romaine des
moyens de grâce, est parfaitement
indépendante de la valeur morale de ce
prêtre. Rien ne sert mieux à mesurer
le changement qui s'est accompli dans l'ancienne
Église, lorsqu'elle a passé du
régime apostolique au régime
catholique, que le changement qui s'est
opéré, à la même
époque, dans l'idée du
ministère religieux.
À l'origine, on regardait avant tout
au caractère chrétien du
pasteur ; on en est venu peu à peu
à regarder uniquement au caractère
officiel du prêtre.
Au reste, le sacerdoce remplit encore une
autre fonction dans le catholicisme. À
côté du pouvoir de l'ordre, il y a,
comme on dit, le pouvoir de la juridiction ;
en d'autres termes, à côté de
l'élément sacramentel, il y a
l'élément hiérarchique. De
même que le sacrement représente les
grâces chrétiennes, de même la
hiérarchie représente l'unité
chrétienne. Grâce et unité sont
des réalités spirituelles, des biens
intérieurs qui ont échappé
à l'Église catholique, mais qu'elle
croit retenir et qu'elle se plaît à
contempler dans des formes
vides, formes auxquelles elle attache d'autant plus
de prix que c'est là tout ce qui lui reste.
La véritable unité est l'union de
tous les fidèles dans l'amour, le service et
la communion de Jésus-Christ. La
chrétienté, sentant cette
unité vivante lui échapper peu
à peu par l'effet de sa propre
décadence religieuse, voulut exprimer d'une
manière apparente aux sens l'idéal
glorieux qu'elle avait entrevu. Le clergé
représentant de l'Église, le
clergé devenu l'Église par
excellence, offrit naturellement les signes et, en
quelque sorte, les matériaux symboliques
dont on avait besoin. Le pasteur,
l'évêque, le métropolitain,
furent comme étagés les uns au-dessus
des autres. Bien des siècles
travaillèrent au mystique édifice. La
soif d'unité visible ne fut satisfaite que
lorsque l'Église entière se trouva
personnifiée dans un seul individu.
On voit quel rôle joue le prêtre
dans ce grand système au moyen duquel
l'Église met la forme à la place du
fond, l'apparence à la place de la
réalité, le symbole à la place
de la chose signifiée, le sacrement à
la place de la piété, le ministre de
la religion à la place de la religion.
Cependant le prêtre est quelque chose de plus
encore. L'Église, pour
être ainsi
dégénérée, n'en
conserve pas moins un souvenir de la mission qui
lui a été confiée, et c'est
sur le clergé, représentant et
ministre de l'Église, que retombe
naturellement le soin de remplir cette mission. Le
clergé se trouve ainsi l'instituteur
né de ces masses indifférentes et
grossières, qui ne demandent pas mieux que
de s'abandonner à la direction du
prêtre, mais qui, par là même,
imposent des devoirs à celui-ci. C'est dire
que le sacerdoce, à côté de son
rôle sacramentel et symbolique, a un
rôle pédagogique. ici se
déroule à nos regards tout un nouvel
aspect du catholicisme.
Le peuple de l'Église,
répétons-le encore une fois, se
compose d'hommes qui ont abdiqué le soin de
leurs intérêts spirituels entre les
mains du clergé, ou qui n'ont pas même
eu à abdiquer, parce qu'ils n'ont jamais
possédé. L'heure de la
majorité intellectuelle et morale n'a jamais
sonné pour eux. Aussi sont-ils tombés
en tutelle. Cette tutelle est exercée par le
sacerdoce. L'Église romaine s'est
chargée de conduire l'humanité
à la lisière, et le caractère
superficiel, la tendance matérialiste, les
accommodements apportés à
l'Évangile, tous les vices du catholicisme
peuvent être regardés comme les
conséquences plus ou moins
inévitables des
fonctions pédagogiques que l'Église
se croit appelée à remplir.
Il s'agit, en effet, de masses dont
l'éducation chrétienne est tout
à faire. La religion, pour des hommes qui se
trouvent dans cet état, ne peut être
la religion personnelle, spirituelle et pure de
l'Évangile. C'est, au contraire, une
religion imposée, c'est-à-dire une
religion d'autorité. C'est, de plus, une
religion légale, c'est-à-dire que, au
lieu de pénétrer l'homme comme un
principe de vie et de liberté, la religion
s'offre à lui comme une loi, et agit sur lui
comme une forme ; elle l'emprisonne dans des
observances, elle le réglemente au lieu de
l'inspirer, elle le contraint au lieu de
l'influencer, elle le menace au lieu de le
gagner.
La plupart des fidèles sont encore
sous l'Ancien Testament, par cela seul qu'ils ne
sont pas encore mûrs pour le Nouveau. Il leur
faut encore des symboles, des
cérémonies, des lois, parce qu'ils ne
sont pas capables de recevoir la
vérité sous sa forme pure. Ils sont
encore dans la chair, comment pourraient-ils
supporter le régime de l'esprit ? C'est
avec toute raison qu'on a parlé du
judaïsme de l'Église catholique ;
le catholicisme n'est pas le christianisme, c'est
une préparation au christianisme.
Est-ce un reproche que je lui adresse ?
Nullement. La minorité spirituelle des
masses, leur inaptitude à comprendre une
religion aussi élevée que
l'Évangile, est un fait, et dès lors
la tutelle de ces masses tombe d'elle-même
aux mains de celui qui se trouve assez
zélé pour la saisir ou. assez fort
pour l'exercer.
Je vais plus loin.
Je crois que tout pasteur d'une
Église, dans l'état actuel de la
chrétienté, exerce
inévitablement une action de ce genre, parce
que toute Église est inévitablement
composée, pour la plus grande partie, de
faibles et d'enfants. Le chrétien n'est
jamais ici-bas entièrement spirituel et par
conséquent entièrement capable de se
passer de la tutelle dont nous parlons. En un sens,
nous sommes toujours mineurs, nous faisons toujours
partie du peuple de la promesse et de la
préparation. Aussi n'est-il pas de plus beau
rôle pour une société
religieuse que de travailler à élever
graduellement l'humanité à
l'intelligence de l'Évangile. Le reproche
que j'adresse au catholicisme porte donc sur un
autre point. Si l'action ecclésiastique est
une éducation, l'Église ne doit
jamais oublier que le but de l'éducation est
d'amener l'enfant à l'état d'homme
fait, partant à l'indépendance.
L'instituteur ne saurait, sans danger pour
sa tâche,
méconnaître le
caractère purement relatif des moyens dont
il use, ou attribuer à ces moyens une autre
valeur que leur valeur éducative. Or,
voilà précisément ce qu'a fait
l'Église catholique. Au lieu de chercher
à mettre le chrétien en état
de se passer d'elle, elle s'efforce de le retenir
à jamais ; au lieu de tendre à
l'affranchissement graduel des fidèles, elle
les enserre de mille liens ; au lieu de voir
en eux des hommes futurs, elle voit en eux une race
inférieure éternellement vouée
à la servitude ; au lieu de les
préparer à une religion personnelle
et indépendante, elle met tous ses efforts
à étouffer parmi eux toute aspiration
de ce genre.
Et comme elle n'a pas reconnu ce que son
rôle a de passager, elle n'a pas reconnu non
plus ce que les moyens qu'elle emploie ont de
relatif. Sous ce rapport encore, elle en est au
point de vue du judaïsme, qui, lui aussi, se
regardait comme définitif et tenait pour un
blasphème l'idée d'une institution
nouvelle et supérieure. Cela se comprend
d'ailleurs. Le catholicisme, pour remplir sa
tâche pédagogique, a dû se
présenter comme une institution positive de
Dieu, et, qui plus est, il a dû le faire de
bonne foi. Quelque étrange que puisse
sembler l'illusion, il en est arrivé
à croire que l'Église romaine est la
forme même du
christianisme, et par conséquent aussi, la
forme définitive et éternelle de la
religion. Dès lors toutes les institutions
du catholicisme ont été
revêtues de ce même caractère
absolu. Nous avons eu une nouvelle
théocratie, et une théocratie au
delà de laquelle il n'y a rien à
attendre, parce qu'elle constitue la
révélation parfaite et
dernière de Dieu.
Mais je m'arrête. Le rôle
pédagogique du catholicisme suppose une
action légale ; celle-ci suppose
à son tour une institution divine, et cette
institution, regardée comme l'essence
même de la révélation
chrétienne, tire de cette prétention
un caractère définitif et absolu. Ce
dernier point est capital. Souffrez que j'en
renvoie l'examen à une prochaine lettre.
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