LETTRES
À MON CURÉ
NEUVIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Le catholicisme est la vérité
absolue. Doctrine, culte et constitution, tout en
lui porte ce caractère. Ne faisant qu'un
avec le christianisme il en a toute
l'autorité. Révélation de Dieu
au monde, il est la forme définitive de la
religion.
En un mot, le catholicisme est surnaturel,
surnaturellement institué, surnaturellement
maintenu, et, dans un monde où tout est
changeant, altéré, imparfait, il
échappe seul à la condition des
choses humaines.
Telle est la donnée fondamentale du
système catholique.
C'est parce qu'il est absolu qu'il est
exclusif. Puisqu'il est la vérité
religieuse sous une forme pure et parfaite, il ne
saurait tolérer qu'on s'écarte de lui
sur un point quelconque.
Aucune diversité ne peut être
admise.
L'unité doit être rigoureuse.
Un fidèle s'avise-t-il de penser
autrement que l'Église sur un sujet de
doctrine, il est hérétique. Un
fidèle s'élève-t-il contre les
formes consacrées, il est schismatique. Et
comme la vérité ne se divise pas,
comme on ne peut la posséder qu'à la
condition de la posséder tout
entière, comme enfin la vérité
c'est la vie, l'hérétique et le
schismatique, en se séparant de
l'Église, se privent du salut
éternel.
On a quelquefois cherché à
défendre l'exclusivisme. On a
allégué qu'il est de l'essence
même de la vérité d'être
exclusive. Une proposition et son contraire, a-t-on
rappelé, ne peuvent être tous deux
vrais à la fois ; le oui et le non ne
sauraient se concilier ; l'axiome
mathématique, la formule qui exprime une loi
de la nature, le principe politique ou social
impliquent, pour autant qu'ils sont fondés,
l'erreur de toute affirmation opposée. -
Ceux qui parlent ainsi sortent doublement de la
question.
En premier lieu, ils assimilent des
vérités d'un ordre entièrement
différent. En second
lieu, ils confondent la vérité telle
qu'elle est en soi avec la conception humaine et
individuelle de cette vérité. Il ne
s'agit pas de savoir si, à parler d'une
manière abstraite, une chose peut à
la fois être vraie et être fausse,
être et ne pas être. Il s'agit de
savoir si un homme quelconque a le droit
d'identifier tellement ses opinions avec la
vérité même, que ce qui peut
être affirmé de celle-ci puisse
également être affirmé de
celle-là. C'est ainsi que nous nous
retrouvons en face de notre question. il s'agit de
savoir si l'homme peut prétendre à la
possession de la vérité absolue.
On fait valoir l'analogie des
vérités physiques et
mathématiques. Je le répète,
en parlant ainsi on méconnaît la
nature particulière de la
vérité religieuse. Il est des faits
qui sont perçus par les sens, de sorte que
la réalité en est reconnue par tout
homme qui jouit de l'intégrité de ses
perceptions. Il est des propositions dont la
certitude repose sur la constitution même de
l'intelligence humaine, tellement que toute
intelligence non obscurcie est convaincue de la
vérité de ces propositions. Or, comme
la plus grande partie des hommes jouissent de
l'usage de leur raison et de leurs sens, il en
résulte que la plus grande partie des hommes
sont d'accord sur les points dont
je parle, et que les
vérités de l'ordre physique et
mathématique sont tenues pour
évidentes. Est-ce à dire qu'il en
soit de même pour les vérités
de l'ordre moral ou religieux ? Nullement.
Pourquoi les premières sont-elles
évidentes ? Parce que nous ne sommes
pas libres de ne pas les reconnaître, parce
que notre volonté ne peut les obscurcir
à nos yeux, et, sans doute aussi, parce que
nous n'avons point d'intérêt à
les révoquer en doute. Mais il en est tout
différemment des autres
vérités. Elles sont morales,
c'est-à-dire qu'elles tiennent à la
sphère de la liberté ;
dès lors elles ne sont point
évidentes ; la religion cesserait
d'être ce qu'elle est si elle pouvait se
prouver comme on prouve que deux et deux font
quatre.
Ici se montre l'erreur catholique. Le
catholicisme se considère comme étant
en possession de la vérité absolue.
C'est dire qu'il regarde ses doctrines comme
évidentes. Les deux prétentions, en
effet, n'en forment qu'une.
La vérité relative est celle
qui varie avec les individus, parce que,
n'étant point évidente, elle peut
être comprise différemment, reconnue
partiellement ou même rejetée.
La vérité absolue, au
contraire, est celle qui reste toujours la
même pour tous, ce qui ne peut s'expliquer
que par l'évidence. La vraie pensée
du catholicisme, alors
même qu'il ne l'avoue point ou qu'il ne s'en
rend pas compte, le fond de sa théorie
religieuse, c'est l'évidence des droits de
l'Église. J'ai déjà
été amené à cette
idée en étudiant les preuves du
catholicisme, et je m'y trouve ramené ici de
nouveau.
Mais le catholicisme ne se contente pas de
repousser ceux qui se permettent quelque
liberté d'opinion en matière de foi,
il aspire à les poursuivre, il cherche
à les châtier.
Le catholicisme n'est donc pas seulement
exclusif, il est encore, il est
nécessairement intolérant. Quel est
en effet le principe de la tolérance ?
C'est la persuasion que la
vérité religieuse ne saurait
être élevée à une
évidence telle que toutes les intelligences
soient obligées de la reconnaître.
C'est, en outre, la persuasion que cette
vérité, pure et absolue dans Sa
source, cesse de l'être lorsqu'elle prend une
forme dans l'esprit de l'homme, parce que l'homme
est à la fois un être limité et
un être imparfait. Il résulte de ces
principes que les vérités religieuses
se modifient pour chacun d'après ses
facultés naturelles, ses lumières,
son développement intellectuel et moral. Il
en résulte aussi que nul de nous n'a le
droit ni le pouvoir d'imposer ses croyances
à autrui,
c'est-à-dire de le forcer à voir
comme nous voyons nous-mêmes. On doit
chercher à le convaincre, on ne peut le
contraindre à croire.
L'histoire tout entière de la
tolérance confirme ce que nous venons
d'avancer. il y aurait, pour le dire en passant, un
livre singulièrement instructif à
écrire sur ce sujet. On y verrait comment
cette grande conquête des temps modernes
s'est établie peu à peu à
mesure que l'expérience, le doute, les
controverses, ayant entamé les
systèmes consacrés, entamaient aussi
la foi naïve du genre humain à la
vérité absolue. On comprendrait en
même temps pourquoi cette conquête est
encore si incertaine ; l'homme n'apprend que
difficilement et lentement à douter :
il est naturellement dogmatique ; une culture
profonde est nécessaire pour l'accoutumer
à voir partout un mélange de
vérité dans l'erreur, un
mélange d'erreur dans la
vérité ; aussi les masses
croient-elles volontiers à la
vérité pure et sont-elles toujours
prêtes à refuser la tolérance
aux autres après l'avoir
réclamée pour elles-mêmes. il y
a naturellement en tout homme l'étoffe d'un
inquisiteur, et l'esprit de persécution est
toujours sur le point de se réveiller dans
le coeur de quiconque s'abandonne à ses
propres instincts.
Les rigueurs pour cause de religion font
partiede la tradition constante
de votre Église.
On pourrait dresser un long catalogue de
témoignages catholique en faveur de la
persécution.
On mettrait en tête les écrits
de saint Augustin contre les Donatistes.
On puiserait à deux mains dans le
droit canonique du moyen âge. on rappellerait
avec quelle abondance de précédents
les Bollandistes établissent la
légitimité des procédés
de saint Dominique.
On citerait M. de Maistre et sa
réhabilitation de l'inquisition espagnole,
l'Univers et son apologie des missions
bottées.
L'Église, Monsieur le Curé, a
sévi contre l'erreur aussi longtemps qu'elle
l'a pu et elle n'y a renoncé que lorsque le
pouvoir lui en a été enlevé.
Que dis-je ? Elle arme encore, à
l'heure qu'il est, le bras du pouvoir temporel
partout où celui-ci consent à s'y
prêter. J'ajoute qu'en tout cela
l'Église ne fait qu'obéir au principe
de l'évidence en matière de foi.
Du moment qu'un homme n'a qu'à ouvrir
les yeux pour voir, du moment que la
vérité frappe nécessairement
son esprit, l'incrédulité ne peut
s'expliquer que par la mauvaise volonté, ou
plutôt elle n'est plus que de la mauvaise
foi, et l'on peut raisonnablement espérer
que le cachot ou le bûcher triompheront d'un
aveuglement d'autant plus pervers qu'il n'est que
volontaire.
Il est un autre trait du catholicisme qui
s'explique de la même manière. Je veux
parler de sa tendance théocratique.
L'Église romaine ne peut se contenter
d'exercer une influence purement spirituelle sur
les peuples, ni même de former une
société indépendante dans
l'État. Elle aspire, comme par une force
invisible, à s'emparer du gouvernement
temporel des nations.
Elle commence par demander la
liberté, elle réclamera bientôt
le privilège, elle finira par exiger la
soumission. Non pas que le prêtre cherche
à devenir roi ; mais il prétend
régner sur le roi, ce qui n'est qu'une
manière plus sûre de régner.
L'État, insinue-t-on, doit devenir un
État catholique, la loi religieuse doit
former la loi de l'État, le citoyen doit
être un chrétien orthodoxe. Un pouvoir
politique qui n'est point subordonné au
pouvoir spirituel est un pouvoir athée. Les
nations soupirent après l'unité et
elles ne voient pas que l'unité sociale ne
peut exister qu'au moyen de la suprématie du
sacerdoce.
Ainsi parle l'Église, et en parlant
ainsi elle ne fait qu'obéir à la
logique intérieure de ses principes. En
effet, si le catholicisme est vrai et si sa
vérité est évidente, le
catholicisme peut, et dès lors aussi il doit
de venir la loi sociale universelle. L'obligation
religieuse cessant de
dépendre de la conviction individuelle,
pourquoi ne serait-elle pas érigée en
devoir civil ? Si tout homme peut
reconnaître un symbole pour divin, rien
n'empêche que ce symbole n'entre parmi les
conditions du contrat social ; si tout citoyen
n'a qu'à vouloir pour croire, il ne saurait
se plaindre d'être contraint à
accomplir ce qui est à la fois si facile et
si nécessaire.
Le caractère absolu du catholicisme
fait à la fois sa force et sa
faiblesse.
Ce caractère fait sa force. C'est par
là que le système impose au grand
nombre des esprits, c'est par là qu'il
séduit tous les hommes inhabiles à
examiner par eux-mêmes, c'est par là
qu'il apparaît comme divin au milieu de ce
qui est humain, comme certain au milieu de ce qui
est incertain, comme conséquent au milieu de
ce qui est contradictoire.
D'autres confessions prétendent au
même caractère, mais le catholicisme a
cet avantage sur elles qu'il est plus entier dans
ses prétentions, plus absolu dans ses
principes. Or il faut reconnaître que
l'absolu étant l'un des besoins ou l'une des
illusions de l'homme, c'est dans le plus absolu des
systèmes absolus que l'homme cherchera
naturellement la satisfaction de cet
appétit. L'enseigne est
tout ici. Celui qui fait les plus belles promesses
entraîne le chaland trop
inexpérimenté ou trop pressé
pour examiner la qualité des
marchandises.
Mais la cause du succès devient en
même temps la source du danger. Plus les
prétentions sont exagérées,
plus elles imposent aux siècles et aux
classes d'hommes qui sont inhabiles à juger,
mais plus aussi elles sont facilement
réduites à leur juste valeur lorsque
les progrès de l'intelligence publique
permettent de comparer l'affiche avec la
réalité. Il est impossible qu'une
prétention absolue à l'absolu ne
vienne pas se briser de toutes parts contre la
connaissance des faits. C'est ce qui arrive
déjà sous nos yeux.
La société fait de grands et
continuels progrès dans toute espèce
de connaissances, et la conséquence en est
que la thèse catholique devient tous les
jours plus difficile à maintenir. Cela est
inévitable.
L'Église romaine a introduit dans la
religion une foule d'éléments d'une
valeur purement temporaire ou relative, et elle a
prétendu les élever tous à la
dignité de vérité
révélée et absolue. Or, encore
une fois, il n'y a rien d'absolu sur la terre, ou,
pour mieux dire, il n'y a rien d'absolu,
d'universel, d'éternel, que ce qui
appartient à l'essence de la vie humaine, le
sentiment religieux et le sentiment moral.
La parole de Jésus-Christ
est toujours jeune et nouvelle, parce qu'elle
s'adresse tout entière aux besoins constants
de l'homme pécheur. Mêlez-y toute
espèce de thèses
métaphysiques, historiques, juridiques, vous
en ferez quelque chose de semblable au pied de la
statue de Nabuchodonosor ; vous aurez
allié l'argile au fer, et quand le droit
publie aura changé, quand les
événements auront marché et en
marchant auront semé leurs enseignements,
quand la philosophie de votre époque se sera
modifiée, il se trouvera que votre religion
est frappée de caducité.
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