LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE VII
LA VIE PRIVÉE
L'enfant. Sa naissance. - La
circoncision. - L'éducation et
l'instruction. - Les écoles. Quelle
fut la première instruction de
Jésus ? - Le travail manuel. - La
femme juive. - Sa place d'après la
loi de Moïse. - Sa place
d'après les Talmuds. - Son
infériorité religieuse. - La
facilité du divorce. Opinions
contradictoires des Rabbins, - La lettre
de divorce. - L'esclavage. Citations de
l'Ecclésiastique - Citations des
Talmuds.
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Avant de parler de l'habitation, des
vêtements, de la nourriture, en un mot des
mille détails de l'existence
journalière nous décrirons la vie
privée, nous parlerons de l'enfant et de son
éducation, de la femme et de sa condition
chez les Juifs. Nous raconterons aussi les grands
événements de la vie de famille le
mariage, le divorce, les
funérailles.
Plusieurs des détails dans
lesquels nous allons entrer seront empruntés
par nous aux coutumes des Israélites, telles
que nous les décrit l'Ancien Testament, mais
toujours confirmées par les moeurs actuelles
des Arabes en Palestine. Nous sommes obligé
de suivre cette voie lorsque les documents
contemporains de la vie de Jésus-Christ sont
muets sur la question qui se pose à nous. En
agissant ainsi, en acceptant les indications de
l'Ancien Testament et en constatant qu'elles sont
encore exactes de nos jours, nous affirmons avec la
même certitude que si les livres du premier
siècle nous donnaient tous les
détails que nous cherchons. En Orient, les
us et coutumes de chaque jour ne varient pas, c'est
là un fait certain sur lequel nous ne
saurions trop revenir et insister. L'Orient est
immobile. En Palestine, les
moeurs ont survécu non seulement aux plus
effroyables bouleversements dont jamais pays de la
terre ait été le
théâtre, mais encore au renouvellement
total de la population. Les Arabes d'aujourd'hui
ont les mêmes usages que les Juifs
d'autrefois. Plusieurs de leurs coutumes sont
indiquées dans la Genèse, et sont
aussi vieilles que l'histoire des patriarches.
L'ENFANT
Sur la naissance nous n'avons que peu de
détails à donner. On sait qu'elle
était toujours considérée
comme un événement heureux et que la
stérilité, de la femme passait pour
un opprobre. Elle pouvait même être un
motif suffisant de divorce. On se
réjouissait moins de la naissance d'une
fille que de celle d'un garçon. Il est vrai
que l'éducation d'une fille demandait
beaucoup de soins
(1).
L'accouchement était fait par une sage-femme
(2). L'enfant
était baigné et frotté de sel
pour affermir la peau, puis on l'enveloppait de
langes (3). Le
père, absent au moment de la naissance,
arrivait alors et le prenait sur ses genoux. Si
l'aïeul vivait encore, c'était
quelquefois lui qui avait ce privilège
(4). Il
était expressément interdit d'exposer
les enfants. Philon a écrit sur ce sujet une
page admirable
(5), et, bien que
la loi de Moïse fût muette sur ce point,
il est certain que l'exposition des enfants, telle
que les Grecs et les Romains la pratiquaient,
faisait horreur aux Juifs. Les mères
nourrissaient elles-mêmes leurs enfants et
les Talmuds leur imposent cette charge comme un
devoir (6).
Cependant les grands personnages
leur donnaient des nourrices
(7). On ne les
sevrait qu'à deux ou trois ans et à
cette occasion on célébrait un festin
(8). Aujourd'hui
encore on nourrit très lard les enfants en
Orient ; c'est le meilleur moyen de les soustraire
aux maladies résultant du climat, qui est
très redoutable pour eux en Palestine. Ils
ont beaucoup de peine à passer
l'époque de la dentition et sont sujets
à prendre la variole et la
dysenterie.
Les garçons étaient
circoncis huit jours après leur naissance
(9). La tradition
expliquait le choix de ce jour en rappelant que
d'après la Loi, la mère cessait
d'être impure le septième jour si elle
avait eu un garçon et le quatorzième
seulement si elle avait eu une fille. Celui qui
circoncisait l'enfant prononçait les paroles
suivantes : « Béni soit le Seigneur
notre Dieu qui nous a sanctifiés de ses
préceptes et nous a donné la
circoncision. » Le père de l'enfant
continuait en disant : « Qui nous a
sanctifiés de ses préceptes et nous a
donnés d'introduire notre enfant dans
l'alliance d'Abraham notre père
(10). » Ce
jour-là, on donnait à l'entant son
nom, « parce que, disait-on, Dieu a
changé les noms d'Abraham et de Sarah
lorsqu'il a institué la circoncision ».
Ce nom était choisi d'ordinaire parmi ceux
qui étaient déjà portés
par un des parents
(11). La
cérémonie terminée, on se
réunissait pour un repas de famille
(12).
Quand le temps dit « de
l'impureté » (sept jours pour un
garçon et quatorze pour une fille)
était passé,. la mère restait
encore chez elle trente-trois jours pour un
garçon et soixante-six pour une fille, puis
elle se rendait au Temple et, si elle était
riche, elle faisait offrir un agneau en sacrifice;
si elle était pauvre, la loi l'autorisait
à n'offrir que deux jeunes pigeons ou une
paire de tourterelles
(13).
L'éducation de l'enfant chez les
anciens Hébreux se faisait dans la famille.
Nous ne trouvons nulle part trace d'écoles
publiques avant le retour de l'exil. Après
la Restauration, les scribes fondèrent des
écoles mais elles n'étaient point
destinées aux enfants. Le premier Juif qui
semble s'être préoccupé de
l'instruction de la jeunesse vivait une centaine
d'années avant Jésus ; il
était pharisien, président du
Sanhédrin, propre frère de la reine
Salomé et s'appelait Siméon ben
Schetach. Ce fut lui qui institua à
Jérusalem la première école
pour les enfants ; il lui donna le nom de Beth
hassepher (maison du livre)
(14); mais
qu'était-ce qu'une seule école pour
la Palestine entière? Plus d'un
siècle s'écoula et ce ne fut qu'en
l'an 64 après Jésus-Christ que des
écoles publiques furent partout
fondées. Le grand prêtre Jésus
ben Gamala rendit cette fondation obligatoire
(15) ; chaque
ville devait entretenir une école primaire.
Si la cité était très grande
ou coupée en deux par un fleuve difficile
à traverser, on devait bâtir deux
écoles
(16). Si la
commune était pauvre, la synagogue pouvait
servir d'école pendant la semaine
(17). «
Périsse le sanctuaire s'écrient les
rabbins, mais que les enfants aillent à
l'école
(18) , ou
encore: «l'haleine des enfants qui
fréquentent les écoles est le plus
ferme soutien de la société
(19)
».
Il y avait un maître par
vingt-cinq élèves
(20) ; Si
l'école n'avait pas vingt-cinq
élèves, elle n'était pas
dirigée par un maître spécial,
mais par le Hazzan
(21), le
factotum de la synagogue, dont nous parlerons
ailleurs
(22).
Tous ces détails, donnés
par les Talmuds sur les écoles
d'enfants en Palestine, et
d'autres encore, très nombreux et
très précis, ne se rapportent pas
à l'époque de l'enfance de
Jésus, puisque les écoles publiques
ne furent établies pour la première
fois qu'en l'an 64
(23).
Quels moyens d'instruction y avait-il
à Nazareth entre l'an 4 avant l'ère
chrétienne et l'an 10 après,
c'est-à-dire lorsque Jésus enfant y
grandissait? S'y trouvait-il déjà une
école libre, une classe des enfants du bourg
dirigée par le Hazzan ? Cela nous semble
infiniment probable, quoique nous n'ayons aucun
texte à citer à l'appui de notre
opinion. Il y avait peut-être le jour du
sabbat une catéchisation, ce que nous
appelons aujourd'hui l'école du dimanche,
car les Talmuds parlent du Hazzan, qui enseigne la
lecture aux enfants le jour du sabbat
(24), et ils
recommandent aux mères de mener les enfants
à la synagogue
(25). En tout
cas, l'éducation ne ressemblait nullement
à la nôtre. Dès que l'enfant
savait parler, sa mère lui apprenait un verset de la Loi. Elle choisissait ceux qui se
rapportaient à la proclamation de
l'Unité de Dieu et à
l'élection d'Israël
(26). Quand il
le savait, il en apprenait un autre; puis on lui
mettait entre les mains le texte écrit des
versets qu'il pouvait réciter. Cette
écriture était l'écriture
assyrienne encore usitée de nos jours. Il
apprenait à connaître les lettres, et
à force de les répéter en
cadence avec ses petits camarades, il finissait par
savoir lire
(27). Nous ne
pensons pas que Jésus reçut d'abord
d'autre instruction que celle-là. A
l'âge de douze ans, la récitation du
Schema (28),
dont il savait sans doute depuis longtemps les
paroles par coeur, fut pour lui obligatoire comme
pour tous les jeunes Israélites, ses
contemporains. Nous aimons alors à nous le
représenter, de retour de
son premier voyage à Jérusalem,
commençant à « s'occuper des
choses de son Père », empruntant
pendant la semaine le manuscrit de la synagogue et
y étudiant la Thorah et les
prophètes, surtout Esaïe et
Jérémie qui semblent, d'après
son enseignement, avoir été ses
auteurs préférés
(29).
Se procura-t-il d'autres livres? Lut-il
Daniel, Hénoch, les Psaumes de Salomon ?
Nous n'en savons rien. Le livre de Daniel ne devait
pas se trouver à Nazareth. Il est probable
cependant qu'il put se le procurer, car il
était très étudié alors
et ses discours eschatologiques nous montrent qu'il
le connaissait parfaitement. Quand au livre
d'Hénoch, nous ne savons qu'une chose, c'est
qu'il était aussi très
goûté des contemporains de
Jésus et que cette parole qu'il a
prononcée sur Judas : « Mieux vaudrait
pour cet homme n'être jamais né
», s'y trouve presque textuellement; mais
connut-il d'autres pseudépigraphes? Nous
n'en avons aucune preuve. En tout cas, son premier
livre fut la Loi, On disait autour de lui que
c'était Moïse qui avait ordonné
aux enfants d'apprendre les Lois les plus
importantes, « qu'ils y étudieraient la
meilleure science et y trouveraient la source du
bonheur (30).
» Josèphe parle de l'ardeur avec
laquelle la jeunesse étudiait la Loi.
Lui-même l'aurait connue tout entière
à l'âge de quatorze ans
(31). Philon
fait aussi passer avant tout l'étude de la
Loi (32) et
saint Paul rappelle à Timothée que
depuis son enfance il connaît les saintes
Ecritures
(33).
À douze ans, l'enfant devait
observer la Thorah, et prenait le nom de Bâr
Mitsvah. On le menait au Temple pour les
fêtes et il
commençait à jeûner
régulièrement, en particulier le
grand jour de la fête des expiations
(34).
Le Pirké Aboth, dont certaines
parties sont certainement antérieures au
christianisme, fixe ainsi les divers degrés
du développement de l'enfant
(35) : « A
cinq ans, il doit commencer les études
sacrées; à dix ans, il doit se livrer
à l'étude de la tradition; à
treize ans, il doit connaître et accomplir
les commandements de Jéhovah; à
quinze ans, il doit perfectionner ses études
».
En somme tout cela était peu de
chose; savoir lire, savoir peut-être
écrire et pouvoir répéter par
coeur les passages essentiels de la Thorah, telle
était l'instruction des jeunes
Israélites, du moins de ceux qui
étaient élevés à la
campagne.
Plus tard, si le jeune homme voulait
devenir Rabbi, si les scribes de service à
la synagogue lui avaient reconnu quelques aptitudes
spéciales, ils l'engageaient à
fréquenter leurs écoles et lui
apprenaient à argumenter à la
manière des Targoums et des Midraschims.
Jésus n'a certainement jamais
fréquenté ces écoles des
Sopherim (36) :
Du reste, l'absence d'éducation ne
créait pas une infériorité. On
se développait surtout par les relations
sociales, par la fréquentation de ceux qui
vous entouraient. La rareté des livres
empêchait le travail isolé,
l'étude individuelle. On apprenait de vive
voix ce qu'on savait; on s'instruisait par le
contact des hommes. Et puis, on avait. beaucoup de
temps libre. Sous nos climats, l'ouvrier travaille
douze à quinze heures par jour pour gagner
sa vie et n'a pas le temps de s'instruire. En
Orient, la pauvreté est inconnue; le labeur
forcé et la lutte pour la vie le sont encore
plus.
La nourriture et le vêtement
suffisent. On n'a pas de besoins extraordinaires et
la facilité de l'existence crée
à tous de grands loisirs.
Le Juif du premier siècle, comme l'Arabe
d'aujourd'hui, consacrait chaque jour de longues
heures à la rêverie, et, quand il
avait un peu travaillé de son métier
et rempli ses devoirs envers la Loi, il pouvait
à son aise se reposer et méditer.
Mais chacun avait son métier; ordinairement
celui de son père, car c'était le
père qui devait apprendre à son fils
à gagner sa vie. « Au père
incombe la lâche, disent les talmuds, de
circoncire son fils, de lui apprendre la Loi, et de
lui enseigner un état
(37) »
Voilà pourquoi Jésus était
charpentier
(38). Rabbi
Judas disait « Quiconque n'enseigne pas un
état à son fils c'est comme s'il lui
enseignait le brigandage
(39) ». On
évitait les métiers salissants et
difficiles
(40), les
professions d'ânier, de chamelier, de
batelier (41).
Hillel et Aquiba, deux des plus illustres rabbins,
étaient fendeurs de
bois; Rabbi Johanan, cordonnier; Rabbi Isaac
Nanacha, forgeron; saint Saül fut fabricant de
tentes ou plutôt tisserand
(42).
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