LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE IX
LA VIE PRIVÉE
LA NOURRITURE
Ici, l'immobilité de l'Orient nous
apparaît aussi étonnante que partout.
La nourriture des Arabes qui peuplent la Palestine
du XIXe siècle est la même que celle
des anciens Hébreux et on croirait
écrits de notre temps les détails
épars çà et là dans
l'Ancien Testament. Les pauvres mangeaient du pain
d'orge (1), les
riches du pain de froment. On pétrissait la
pâte dans la huche
(2) et on la
faisait lever, sauf le cas où il fallait
faire le pain sans levain
(3). Les pains
étaient en forme de disques, ronds ou
ovales, et pas très grands
(4). On les
appelait Kiccar (cercle) et on disait « un
cercle de pain » (Kiccar Léhem). Ils
étaient très minces et on ne les
coupait jamais, on les rompait
(5). Les pains
des Arabes sont exactement semblables aujourd'hui
(6). Le four
appelé Tannour
(7), le
même dont on se sert maintenant en Palestine,
était petit, le pain y cuisait. posé
sur de la braise, et si sa forme n'est pas
indiquée dans la Bible, nous pouvons
remarquer que celui des Arabes de nos jours est en
tout semblable à celui des Grecs et des
Égyptiens décrit par Hérodote
(8).
Outre le pain, les Juifs avaient ce
qu'ils appelaient des « gâteaux »
(Ouggôth), sorte de galettes azymes faites de
fleur de farine, pétrie avec de l'huile
(9). Elles
servaient surtout pour les offrandes au Temple. Il
est encore parlé de beignets faits de
farine et de miel frits dans la
poêle avec de l'huile
(10). Toutes
ces pâtisseries se trouvent encore en
Palestine. Nommons enfin les Halloth, gâteaux
percés de plusieurs petits trous comme les
pains azymes des Juifs d'aujourd'hui.
La cuisine s'appelait Kiraim; ce mot au
duel suppose deux réchauds pour deux
marmites. La vaisselle en terre cuite,
considérée comme impure,
n'était pas employée; on se servait
de vaisselle de cuivre
(11) et on
connaissait l'étamage
(12). Les
ustensiles ordinaires étaient le
çannaath (cruche de terre), le Gabia
(cratère, calice), le Côs (coupe,
gobelet), le Séphèl (tasse), le
mizrah (grande coupe).
Le repas principal, le dîner se
prenait à midi
(13). Cette
heure est toujours restée celle des pays
chauds, le repos au milieu du jour étant
rendu nécessaire par le climat. Nous savons
que les Esséniens prenaient vers onze heures
un bain suivi d'un repas qui était
précisément le dîner de midi :
il est appelé dans le Nouveau Testament,
(14);
(15)
était le repas du matin, le déjeuner.
Jésus-Christ fut un jour invité par
un pharisien à prendre chez lui ce premier
repas (16). Les
Juifs, nous l'avons dit en parlant de la maison,
mangeaient d'habitude en plein air, dans la cour
ouverte à tous venants; nous comprenons
ainsi qu'une femme put entrer sans
difficulté et briser un vase de parfums aux
pieds du Christ
(17).
Avant de se mettre à table on se
lavait les mains
(18). Voici
quel était l'usage aux repas de
cérémonie : chaque convive, à
son arrivée, lavait une de ses mains, celle
qui lui servait ensuite à manger. Cette
ablution avait, comme toujours en Orient, un
caractère religieux.
Quelques personnes se plongeaient
entièrement dans l'eau, c'était le
bain essénien ; nous en parlerons en
traitant des purifications chez les Juifs du
premier siècle, Le pharisien qui avait
invité Jésus à manger chez lui
s'étonne de ce qu'il ne se soit pas
plongé dans l'eau avant le repas
(19) . Ce
pharisien était donc un de ces
esséniens séculiers très
nombreux alors en Palestine
(20).
L'heure venue, on se mettait à
table; on commençait par s'asseoir et, une
fois assis, chacun rendait grâces
séparément et à voix basse,
puis on se couchait à demi, suivant la mode
orientale, sur des coussins et des sofas ; et,
lorsqu'on était ainsi étendu, un seul
des convives rendait grâces à haute
voix et pour lotis les autres
(21), qui
disaient ensuite amen ou même
répétaient quelques-unes des paroles
prononcées. On était couché
sur le côté gauche, et le coude gauche
se plaçait sur la table : on mangeait et on
buvait dans cette position ; les pieds touchaient
la terre, et chacun avait un lit et parfois
même une petite table séparée
des autres
(22). La
bénédiction prononcée au
commencement et à la fin du repas
était ordonnée parla Loi
(23).
C'était une formule, toujours la même,
tirée du Deutéronome et la Mischna
nous affirme
(24) qu'elle
était usitée au premier
siècle. Nous ne savons si Jésus se
bornait à prononcer cette formule quand il
rendait et rompait le pain on s'il improvisait une
prière.
Les convives couchés autour de la
table (25),
formaient un cercle; le maître de la maison
se tenait au milieu. Les Juifs aimaient beaucoup
les repas de famille et les invitations
étaient fréquentes
(26). Quand le
repas avait un caractère religieux, ou
simplement quand on voulait honorer
particulièrement un des hôtes. on
répandait sur sa tête une huile
aromatique
(27). La viande
était apportée coupée en
morceaux, et les autres mets dans des plats
séparés. Le chef de famille
distribuait les portions
(28), chacun
mettait la sienne sur le pain rond qu'il avait
devant lui et mangeait avec ses doigts. Un seul
plat de sauce servait pour tous et chacun à
son tour y trempait son pain
(29). Il n'est
question dans la Bible ni de fourchette
(30) ni de
cuiller. Le couteau est nommé une seule fois
dans le livre des Proverbes
(31).
Quels étaient les aliments ? Les
viandes nommées dans la Bible sont le boeuf,
le veau, le mouton, la chèvre, la volaille
et le gibier
(32). Les seuls
légumes mentionnés sont. les
fèves et les lentilles
(33). On
faisait la cuisine avec de l'huile d'olive et du
sel. Du temps du roi David, on voyait figurer dans
un repas : le froment, l'orge, le grain rôti,
le pain, le vin, les fèves, les lentilles,
l'huile d'olive, le boeuf, le mouton, le chevreau,
le miel, le lait, le fromage, le raisin, la figue
et les fruits secs
(34). Tous ces
aliments, sauf le boeuf qui est devenu rare, se
trouvent encore en Palestine, et il est certain
qu'ils étaient au temps de
Jésus-Christ. Le lait, le beurre et le miel,
nourriture des enfants
(35),
étaient au nombre des aliments les plus
communs (36).
La Palestine « découle de
lait et de miel », disaient les anciens
Hébreux. Ce miel sauvage, «
découlant » des creux d'arbres et des
rochers et qui a presque entièrement
disparu, était encore très commun au
temps des croisades; au premier siècle
Jean-Baptiste en faisait sa nourriture habituelle.
Parmi les mets les plus communs sur les bords du
lac de Tibériade nous nommerons encore le
poisson, le pain et les oeufs. Les pauvres s'en
contentent aujourd'hui et un passage de
l'enseignement de Jésus-Christ semble
indiquer que les riverains du lac ne se
nourrissaient pas autrement de son temps : «
Quel est le père d'entre vous qui, si son
fils lui demande du pain, lui donne une pierre? et
s'il lui demande du poisson lui donnera-t-il un
serpent! s'il lui demande un oeuf lui donnera-t-il
un scorpion
(37) ?
»
Le lac, avons-nous dit, était
très poissonneux. Les pêcheurs
vendaient le produit de leur pêche à
Jérusalem et, près de la porte dite
« des poissons
(38) », se
tenait un grand marché alimenté par
le lac de Tibériade, et sans doute aussi par
Jaffa et les villes du littoral. Les Tyriens se
livraient volontiers à ce commerce. Il va
sans dire qu'il est tombé aujourd'hui et ce
n'est que sur les bords mêmes du lac que le
poisson fait maintenant partie de la
nourriture.
Parmi les mets usités alors, il
ne faut pas oublier de nommer les sauterelles. Il
est dit, dans le Nouveau Testament, que
Jean-Baptiste s'en nourrissait
(39). Le fait
n'a rien d'extraordinaire. Quatre espèces de
sauterelles étaient comestibles
(40). Un des
Talmuds parle même de huit cents
espèces de sauterelles pures
(41); ceux qui
ont avancé ce fait auraient sans
doute été assez
embarrassés pour nommer ces huit cents
espèces, mais leur dire prouve que cette
alimentation n'était nullement
condamnée par les docteurs de la Loi. «
Celui qui chasse les sauterelles, les frelons et
les mouches le jour du sabbat, est coupable »,
dit encore un des Talmuds
(42), montrant
par là que tous les jours de la semaine on
s'occupait de prendre et de détruire ces
insectes. Les moeurs arabes contemporaines nous
apprennent comment les Juifs préparaient les
sauterelles. Quelquefois ils les faisaient
simplement rôtir et les mangeaient à
l'eau et au sel; « sous cette forme, la
sauterelle, dit un voyageur
(43), est un
mets agréable au goût et rappelant
celui des petites écrevisses de mer ».
Mais d'ordinaire la préparation était
plus compliquée; après avoir pris et
tué les sauterelles, on les faisait
sécher au soleil, on ôtait la
tête et les pattes, on réduisait le
corps en poudre soit avec un moulin soit dans un
mortier. On mêlait de la farine à
cette poudre et on en faisait une sorte de pain un
peu amer, mais dont on corrigeait l'amertume avec
du lait de chamelle ou du miel.
Les boissons en usage au temps de
Jésus-Christ étaient très
nombreuses. On trouvait à Jérusalem
la bière de Médie ou de Babylone
(44), mais
l'eau mêlée de vin formait une boisson
plus recherchée
(45). Le
cantique des cantiques parle de vin «
mêlé d'aromates
(46) et du
moût des grenades »
(47). Le vin
vieux était, comme partout, plus
apprécié que le nouveau, mais on ne
laissait pas vieillir le vin plus de trois ans
(48). L'eau
fraîche était la boisson du pauvre et
quand Jésus-Christ parle du verre d'eau
fraîche donné en son nom, il prononce
une parole bien naturelle dans
un pays chaud et sous un soleil de feu. Cependant
le peuple buvait volontiers le Scechar, vin
factice, préparé avec du froment et
des fruits. C'est sans doute la « cervoise
» dont parlent nos traductions
françaises du Nouveau Testament et dont il
est dit que Jean-Baptiste n'en buvait pas
(49). Les
Latins appelaient en effet Cervisia (de
Cérès) une boisson faite de
blé eu d'orge macéré,
séché, rôti et moulu qu'on
faisait tremper et cuire avec du houblon.
C'était donc aussi une sorte de
bière. Enfin dans les grandes chaleurs les
travailleurs des champs buvaient du vinaigre
mêlé d'eau et y trempaient leur pain
(50).
Le vin était conservé dans
des outres de peau de chèvre
(51) ou dans
des vases de terre
(52) faits au
tour.
Aujourd'hui, personne ne voyage sans
qu'une outre pleine d'eau fasse partie de ses
bagages. Elle est petite et on l'accroche à
la selle de son cheval ou même à sa
ceinture si l'on est à pied.
Josèphe parle de vases poreux qui
rafraîchissaient l'eau ; ces vases
étaient déjà usités du
temps de Gédéon
(53). Les vases
de verre n'étaient pas inconnus mais ils
étaient rares et précieux. La Bible
nomme le verre à côté de l'or
(54). Les vases
représentés sur les monnaies
asmonéennes ont des anses et point de
couvercles et ceux dont font usage les Arabes
aujourd'hui sont identiquement semblables.
On se servait pour boire de coupes ou de
tasses parfois assez grandes
(55), mais
auparavant on filtrait les boissons, le vin
aromatisé pour ne pas avaler les moucherons
qui y étaient tombés
(56).
Comment donc se composait le repas de
midi dans une maison bourgeoise
de Jérusalem au premier siècle? On y
trouvait du poisson du lac, des sauterelles
rôties dans la farine ou dans le miel, des
oignons, de la viande de boucherie ; comme boisson,
de la bière de Médie ou du vin
mêlé d'eau, et au dessert les fruits
à bon marché étaient le raisin
et la figue. Les gens du peuple devaient se nourrir
plus sobrement. Les pêcheurs du lac en
particulier ne mangeaient sans doute que rarement
de la viande; c'étaient le pain, les oeufs
durs et le, produit de leur pêche qui devait
avec des sauterelles et de l'eau faire le fond de
leur alimentation ordinaire.
(57)
|