LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
LIVRE SECOND - LA VIE
RELIGIEUSE
CHAPITRE
I
LES PHARISIENS ET LES SADUCÉENS SOUS
LES MACHABÉES ET SOUS HÉRODE
LEGRAND
Les Hassidim. - Origine du
Pharisaïsme et du Saducéisme,
- Luttes pour la
prépondérance sous les rois
Asmonéens. - Parallèle des
deux tendances. - Leurs défauts et
leurs qualités. - Les
saducéens sous Hérode le
Grand. - L'influence des Pharisiens. - Ils
se divisent. - Les deux partis pendant la
vie de Jésus. Christ. - Leur
attitude en présence du
Christianisme naissant. - Les sept
espèces de Pharisiens.
|
Nous étudierons, dans ce second livre, la
vie religieuse des Juifs de Palestine au premier
siècle. Elle se présente avant tout
à nous comme incarnée dans deux
grands partis : celui des Pharisiens et celui des
Saducéens.
Nous les avons déjà et
souvent nommés dans le livre
précédent, et le Nouveau Testament
met sans cesse Jésus en leur
présence. Josèphe nous décrit
ces hommes comme ayant formé des «
sectes » au sein du judaïsme de son
temps. Il importe, pour comprendre leur attitude en
face du Christ, de remonter jusqu'à leur
origine et d'étudier leur passé. Au
premier siècle, en effet, ils avaient
déjà, les uns et les autres, une
longue histoire derrière eux; nous la
raconterons succinctement.
Lorsque Esdras et Néhémie
avaient restauré la nationalité
juive, ils avaient rencontré une approbation
à peu près unanime. Toutes leurs
réformes avaient été
accueillies et pratiquées, et les premiers
temps du rétablissement des Juifs
avaient été
marqués par un admirable réveil de la
foi et de la vie religieuse. Tous les enfants
d'Israël, presque sans exception,
s'étaient soumis au joug de la Loi et
l'avaient porté avec la force que donne
toujours une conviction sincère. Ceux qui,
après la mort des grands
réformateurs, continuèrent leur
oeuvre et la fortifièrent, étaient
appelés Hassidim (les Pieux, les
Dévots). Ils étaient universellement
aimés et respectés.. et devinrent
très puissants.
Cependant, la conquête de la
Palestine par Alexandre le Grand introduisit dans
le Judaïsme un élément nouveau.
Plusieurs Palestiniens apprirent à
connaître l'Hellénisme et à
l'apprécier. La civilisation grecque
pénétra à Jérusalem et
entra en contact avec la religion et les pratiques
judaïques. Ceux qui favorisèrent ce
contact, les Juifs « hellénistes
», furent mal vus des Hassidim, car ceux-ci
considéraient toute relation avec les
étrangers comme une infidélité
à la Loi, et lorsque Antiochus
Épiphane voulut imposer par la violence les
coutumes et les moeurs grecques, ils se
révoltèrent. Ce fut un prêtre,
Matatthias, le père de Judas
Macchabée, qui provoqua cet admirable
soulèvement auquel son fils a donné
son nom.
L'insurrection, d'abord simple guerre de
partisans et qui semblait devoir être
étouffée, fut, au contraire,
victorieuse, grâce à la fermeté
de ses chefs, les Hassidim, grâce surtout
à l'adhésion du peuple presque tout
entier, joyeux de combattre pour sa patrie, pour
son indépendance et pour son Dieu.
Cependant, le petit nombre des Juifs
hellénistes désapprouvait en secret
l'insurrection. Leur foi patriotique et religieuse
s'était affaiblie sous la domination
grecque, et, sans renier aucune de leurs croyances,
ils ne voyaient pas pourquoi les étrangers
étaient si abominables ; ils n'avaient
aucune répugnance à apprendre leur
langue, à la parler et à
connaître un peu leurs idées. Ces
Juifs hellénistes, plus tolérants que
les Hassidim, mais aussi plus indifférents,
larges par scepticisme et par mollesse, furent
appelés Tsadoukim
(Saducéens), c'est-à-dire : Justes.
Pourquoi? IL est assez difficile de le dire. Il
paraît naturel de supposer que leurs
adversaires s'appelant les Pieux, ils ont voulu se
donner un nom équivalant au leur aux yeux du
peuple, et ont choisi, par opposition, celui de
Justes (1). Mais
comme ils ne se le donnent jamais eux-mêmes,
et semblent, par là, le rejeter, il est
possible qu'il ait été choisi par les
Hassidim eux-mêmes, et ne soit qu'un
sobriquet ironique, les Justes dans le sens de :
les prétendus Justes
(2). Les
Saducéens voulaient, en effet, par
opposition à l'ardeur des Hassidim, qui leur
semblait intempérante, représenter le
parti de la modération, du sang-froid, de
l'équité, être de ceux qui se
placent à un point de vue juste et
sensé (3).
Ce nom de Tsadoukim s'appliquait d'autant mieux
à eux qu'un certain Tsadok avait
été grand prêtre du Temple de
Salomon (soit le premier
(4), soit
seulement le quatrième
(5), et que, sous
Ézéchias, on avait déjà
parlé de Tsadoukim
(6). Les
Saducéens voulaient sans doute continuer les
traditions de cette famille.
On parlait aussi d'un autre Tsadok,
disciple d'Antigone de Soccho, et qu'ils auraient
appelé leur chef
(7). Ces diverses
étymologies, toutes également
probables, et que l'on citait sans
doute déjà
autrefois, sans choisir entre elles plus
qu'aujourd^hui, donnèrent une certaine
autorité à ce parti naissant.
Cependant on découvrit bientôt que les
Saducéens n'étaient pas là
quand Esdras rétablit la nationalité
juive et qu'ils n'étaient arrivés de
Babylone qu'après que le nouvel ordre de
choses était solidement établi; mais
ils étaient riches et se donnaient pour les
vrais conservateurs du passé. De plus, ils
ne prétendaient nullement repousser la
réforme d'Esdras : au contraire. Pour tout
ce qui concernait le Temple et ses
cérémonies, les sacrifices
mosaïques et l'accomplissement de la Loi, ils
étaient strictement religieux. Seulement,
ils trouvaient les Hassidim trop ardents.
L'institution des synagogues leur semblait inutile
et même fâcheuse; elle n'était
pas dans la Thorah - Gardons la Loi, disaient-ils,
gardons-la toute entière, mais n'y ajoutons
rien sous prétexte de la développer.
- Plus tard, ils auront aussi leurs traditions,
mais, ait début., ils n'en avaient point, et
ils ne prêchaient que le retour exclusif an
passé et la haine des nouveautés avec
toute l'autorité que leur donnaient leur
position sociale, leurs grands noms et leurs
richesses.
Les Hassidim virent de fort mauvais oeil
1 ce parti grandissant. ils se sentirent
obligés à la lutte, et, quand le
triomphe des Macchabées fut complet, quand
l'étranger fut définitivement
chassé, ils songèrent à
diminuer l'influence croissante des
Saducéens. Un certain nombre d'entre eux
cependant reculèrent devant cette
tâche. Ne se sentant appelés ni 't. la
controverse ni aux luttes politiques, voulant
rester mystiques et contemplatifs, ils se
séparèrent de leurs frères et
formèrent une secte : les Esséniens.
Nous en reparlerons dans un chapitre
spécial. Les autres, décidés
à combattre, engagèrent
résolument la bataille. Ils perdirent alors
leur nom de Hassidim et, à dater du jour
où les Esséniens les
quittèrent, et où ils n'eurent plus
à lutter contre l'étranger, mais
seulement contre les Juifs Tsadoukim, ils
s'appelèrent les Perouschim
(8) (Pharisiens).
Ce mot signifie les
Séparés. Il s'appliquait
admirablement à eux, car ils étaient
séparés de l'étranger,
séparés des Saducéens,
séparés des Esséniens, bref,
de tout ce qui n'était pas eux-mêmes,
c'est-à-dire le Judaïsme vivant, ami du
progrès et conquérant de l'avenir. Si
ce nom, les Séparés avait ainsi
plusieurs applications, la première de
toutes était la haine de
l'hellénisme. Nous avons déjà
cité, dans notre premier livre, la fameuse
parole : « Celui qui enseigne le grec a ses
fils est maudit à l'égal de celui qui
élève des pores. » Cette haine
de tout ce qui était grec alla si loin que
la traduction des Septante fût
considérée comme néfaste. La
date en fut marquée « comme un jour
aussi fâcheux que celui où les
Hébreux adorèrent le veau d'or
(9).
»
Plus tard, ce ne sera pas seulement la
haine des Grecs que le Pharisien entretiendra
autour de lui, ce sera aussi la haine des Romains,
en un mot, de tout ce qui n'est pas juif
(10).
Les Pharisiens ne prétendaient
à rien de moins qu'à être le
peuple tout entier, et ils y réussirent dans
une grande mesure. Nous verrons tout à
l'heure leur tendance partout victorieuse, les
Saducéens affaiblis, relégués
dans le Temple dont ils ne sortent plus, et la
Palestine entière façonnée aux
idées et aux moeurs pharisiennes.
Ce sera précisément
l'époque de la vie du Christ; et alors
paraîtra, avec la prédication de
Jésus, la réaction contre le
pharisaïsme, réaction provoquée
par les excès mêmes du parti. Mais,
avant d'en venir là, Pharisiens et
Saducéens soutinrent une longue lutte
politique avec des alternatives de succès et
de revers ; tantôt les uns, tantôt les
autres, furent maîtres du pouvoir,
C'est sous le règne de Hyrcan que
commença cette guerre acharnée de
l'esprit nouveau contre l'esprit ancien : des
libéraux contre les
conservateurs. Mais, fait étrange, les
libéraux étaient ici ceux qui ne
voulaient pas s'allier à l'étranger;
les conservateurs étaient, au contraire, les
hommes larges et tolérants. Il importe
d'expliquer cette anomalie et de
caractériser les deux tendances en les
mettant en parallèle.
Le Saducéen était homme
d'Etat, diplomate et savait calculer. Il agissait
toujours par intérêt et ne manquait
pas d'habileté. Le Pharisien était
tout d'une pièce ; son patriotisme
était farouche, sa franchise, au moins
à cette époque-là, a l'abri de
tout reproche. Ses idées absolues et son
absence de tout esprit de calcul le rendaient
entièrement
désintéressé. Pour le
Saducéen, la Loi et le Temple étaient
de vénérables débris du
passé qu'il fallait conserver pour le
peuple. Lui-même pratiquait pour donner le
bon exemple, mais se bornait toujours au strict
nécessaire. La pureté
lévitique lui paraissait un idéal
difficile à atteindre, car il était
homme du monde, habitué au luxe et au
plaisir, conservateur par tempérament et
aussi par position. Le Pharisien n'avait de
complaisance pour personne ; il était
libéral car il aimait les idées
nouvelles, travaillait, regardait en avant avec une
indomptable espérance, était ami du
progrès pourvu que le Judaïsme
triomphât, et considérait l'union avec
l'étranger comme un recul et une
abomination. Plus tard, quand les Pharisiens seront
les maîtres, il se formera dans leur sein,
une droite et une gauche.
La droite poussera à
l'extrême les idées du parti. Elle
deviendra intolérante, bigote, hypocrite, et
elle aura tous les défauts qu'entraîne
souvent la dévotion exaltée, savoir :
l'esprit de jugement, l'orgueil, le mépris
de ceux qui ne pensent pas comme vous.
La gauche deviendra le parti politique
des fous furieux qui succomberont en l'an 70 sous
les ruines fumantes du Temple. Le Saducéen
restera jusqu'à la fin, et sera toujours
davantage l'épicurien pratique, l'homme qui
a de la religion sans avoir de piété,
qui fait à l'étranger toutes les
concessions qu'il exige pourvu qu'il le laisse
tranquille; séduit par
l'élégance des Grecs et par leurs
bonnes manières, il
donnera jusqu'au bout le spectacle scandaleux de
ses complaisances pour eux, acceptant leurs
gymnases, leurs jeux, leurs théâtres,
et même trouvant de bon ton de pratiquer leur
corruption.
Il est évident que le
parallèle que nous essayons de tracer ici
des deux grands partis religieux des Juifs à
cette époque est tout à l'avantage
des Pharisiens. Cependant il ne faut pas que nous
négligions de reconnaître ce qu'il
pouvait y avoir de bon chez les Saducéens.
Il est certain qu'ils ont souvent fait preuve, du
moins dans cette première période de
leur histoire, d'une grande intelligence pratique.
Rompus aux intrigues, adroits et retors, ils ne
partaient pas toujours et partout d'un a priori
inflexible comme les Pharisiens. Ils avaient de
l'esprit de gouvernement et pouvaient fournir
d'excellents généraux et surtout des
diplomates consommés. Ils savaient faire les
concessions nécessitées par les
différences des temps et des positions, et
chaque fois que, dans ces concessions, ils ne
transigeaient pas avec la conscience, ils avaient
raison contre les Pharisiens. Nous en avons un
exemple frappant au début même de leur
histoire.
Lorsque Judas Macchabée fut
vainqueur il voulut conclure une alliance avec les
Romains. Le projet était habile et, les
Saducéens eurent l'intelligence de
l'encourager. Le premier livre des
Macchabées
(11) nous
expose les considérations les plus
judicieuses à l'appui de ce projet et leur
rédaction est certainement due à des
Saducéens. Les Pharisiens jaloux se
séparèrent alors de Judas, l'accusant
d'infidélité, et leur maxime : tout
ou rien, leur fit commettre, ici comme en plusieurs
autres circonstances, une déplorable
maladresse. Jamais, sous les Macchabées, ils
n'auraient dit : « Aide-toi, le ciel t'aidera.
» Avec leur foi passive et semi-fataliste,
leur confiance aveugle en l'intervention de la
Providence, leur conviction que le secours de
l'Eternel est assuré, ils pouvaient
commettre et ils ont commis de lourdes fautes. Sans
cesse ils avaient à la bouche les passages
les plus absolus de la Loi. Leur devise favorite
était : « L'Eternel
combattra pour vous et, vous
gardez le silence
(12). » Ou
bien: « Mieux vaut chercher un refuge en
l'Eternel que de se confier en l'homme
(13). » Ou
encore: Voici, l'oeil de l'Eternel est sur ceux qui
le craignent, sur ceux qui espèrent en sa
bonté
(14). »
Paroles sublimes, mais qui, prises dans un sens
exclusif, menaient au fatalisme. Sans doute les
Pharisiens savaient se soulever. Certes, ils l'ont
assez prouvé; mais leur foi aveugle, qui
faisait leur force dans la bataille, leur nuisait
parfois au jour. de la réflexion.
Indomptables dans l'action, ils étaient
souvent indécis devant un parti à
prendre et inintelligents quand il fallait
délibérer.
Nous avons appelé le
Saducéen, conservateur. En
réalité, il l'était beaucoup
moins que le Pharisien. Il ne voulait pas sans
doute qu'on changeât rien à la Loi et
le Pharisien, lui, la développait et la
complétait; mais le Saducéen
pactisait avec l'étranger, tandis que le
Pharisien, raide, étroit, personnel,
toujours hostile aux idées grecques, restait
au fond, dans les vraies traditions nationales.
Éteindre l'idolâtrie, empêcher
la nation de subir l'influence des religions et des
cultes étrangers, avait été la
première préoccupation de Moïse
et des prophètes. Esdras et
Néhémie avaient poursuivi ce but
toute leur vie, et les Pharisiens, reprenant ces
idées antiques, étaient devenus
rapidement très populaires. ils
instruisaient les foules, fondaient des
écoles, tandis que les Saducéens,
leurs adversaires, se recrutaient dans les hautes
classes, méprisaient les petits et
n'attachaient d'importance qu'à leur
influence sur l'esprit du souverain et sur la caste
sacerdotale.
L'histoire de la dynastie
asmonéenne est avant tout l'histoire de la
lutte des partis pharisien et saducéen. Elle
a été souvent faite
(15). Nous
n'avons pas l'intention de la raconter ici.
Bornons-nous à un rapide
résumé.
Les Pharisiens, qui avaient
dirigé l'insurrection macchabéenne,
triomphèrent d'abord avec elle ; mais,
après la mort de Judas Macchabée, les
partisans des idées
étrangères, les Saducéens,
reprirent le pouvoir. Jean Hyrcan, d'abord
indifférent aux uns et aux autres, finit par
favoriser ceux-ci dans la lutte politique,
religieuse et sociale qu'ils avaient engagée
contre les Pharisiens. Aristobule, son successeur,
continua ces traditions et rétablit la
royauté., ce qui froissa profondément
les Pharisiens, dont les préférences
étaient plus ou moins républicaines.
Les idées saducéennes semblaient
devoir l'emporter définitivement, mais
Aristobule, en mourant, laissa le pouvoir à
sa femme Alexandra (appelée aussi
Salomé). Elle était très
attachée au parti des Pharisiens et elle lui
rendit toutes ses prérogatives et toute son
influence. Le frère de la reine,
Siméon-Ben-Schetach prit la direction de la
secte. Les Saducéens furent chassés
du Sanhédrin. Cependant Alexandra avait
épousé son beau-frère,
Alexandre Jannée, qui était
resté partisan secret des Saducéens.
Un jour, dans une cérémonie publique,
il eut l'imprudence de violer ouvertement les
coutumes pharisiennes. Le peuple indigné
'souleva une formidable émeute, suivie d'une
répression terrible, dans laquelle huit
cents Pharisiens furent crucifiés et leurs
femmes et leurs enfants égorgés.
Pendant six années Alexandre Jannée
travailla à briser le parti pharisien. Il ne
put y parvenir et Alexandra, restée veuve
pour la seconde fois, rétablit cette secte
au pouvoir. Siméon-Ben-Schetach reprit son
influence, et les Pharisiens se livrèrent
à de sanglantes représailles contre
les Saducéens. A la mort d'Alexandra, la
guerre civile éclata. Aristobule, fils de la
reine, se mit à la tête des
Saducéens et fut vainqueur. La lutte n'en
continua pas moins jusqu'à la fin de la
dynastie asmonéenne.
Avec l'avènement d'Hérode
le Grand, les luttes à main armée
prirent fin et une phase nouvelle de l'histoire des
Pharisiens et des Saducéens commença.
En effet, sa main de fer avait pacifié la
Palestine, et les deux partis ennemis ne
pouvaient plus songer à
la guerre civile. Le pouvoir politique
n'appartenait plus ni à ceux-ci ni à
ceux-là. Quelques Saducéens, plus
avilis que les autres, essayèrent bien de se
concilier les bonnes grâces du roi et, sous
le nom d'Hérodiens
(16),
donnèrent le triste spectacle de Juifs assez
abaissés pour flatter le lieutenant des
Césars, celui que tout le peuple appelait
« l'esclave Iduméen ». Ils furent
seuls et il faut dire à l'honneur des
Saducéens, qu'ayant perdu la bataille, ils
se résignèrent bravement à
leur défaite et se confinèrent dans
le Temple où ils restèrent. Ils
gardèrent leur influence sur la caste
sacerdotale mais la direction de la vie religieuse
de la nation fut définitivement
laissée aux Pharisiens.
Ceux-ci seront toujours fiers et
hautains devant la dynastie des Hérodes. Ils
garderont leur foi indomptable en la liberté
a venir et représenteront
l'inébranlable attachement à celle
qui est perdue. Ils refuseront au nombre de six
mille le serment de fidélité à
l'empereur
(17). Ils
conserveront donc toutes leurs idées
politiques et, renonçant à les faire
triompher immédiatement, comme ils l'ont
toujours espéré sous les
Macchabées, ils apprendront à
attendre.
Parmi eux diverses nuances s'accuseront
bientôt et ils se sépareront en
groupes distincts. Jusque-là le Pharisien a
été le Juif croyant, convaincu qu'il
possède la révélation divine,
que son peuple est le premier de tous les peuples
et faisant de la politique par foi religieuse.
Maintenant quelques-uns abandonneront la politique
militante et, restant dans leurs écoles, ne
s'occuperont que de leurs controverses avec les
Saducéens.
Plus tard, quand ceux-ci, toujours plus
indifférents, renonceront même
à ces controverses, alors ces Pharisiens,
docteurs de la Loi, qui n'auront plus à
lutter contre eux se diviseront discuteront les uns
avec les autres, et formeront deux tendances une
droite et une gauche, en perpétuelles
discordes. D'autres Pharisiens, au contraire,
laissent déjà la politique prendre la
première place dans leurs
préoccupations. Ils ne s'intéressent
plus guère à la religion et
quelques-uns d'entre eux poussent directement le
peuple à la révolte. On leur donne le
nom de zélotes. Judas le Galiléen
(18) est l'un
d'eux et ne se distingue du reste du parti que par
l'ardeur de son fanatisme
(19). Il se
soulève avec un nommé Sadok, mais
cette émeute est prématurée et
elle est étouffée. On voit
paraître aussi quelques prédicateurs
publics parmi les Pharisiens : Judas, fils de
Sariphée, et Matatthias, fils de Margaloth,
furent deux tribuns très populaires. Ils
poussèrent le peuple à arracher
l'aigle romaine, tout en or et d'une grande valeur,
placée par Hérode le Grand sur le
portail du Temple. Elle fut en effet jetée
sur la place et brisée à coups de
hache (20), et
quarante Pharisiens furent, pour ce fait,
condamnés à être
brûlés vifs. Les gouvernements
moitié libéraux moitié
arbitraires ont pour effet d'endormir les nations.
Mais le régime d'Hérode
n'était pas de ceux-là, et le tyran
entretenait sans cesse l'exaltation des Juifs. Il
persécutait, et Josèphe donne
à tort aux révoltés le nom de
brigands ; il veut flatter par cette insulte les
païens pour lesquels il écrit. Ces
prétendus brigands n'étaient que des
patriotes exaltés. Il y en
eut bien quelques-uns qui se
firent voleurs de grand chemin et tinrent la
campagne en excitant le peuple à la
révolte mais ce fut le petit nombre.
Josèphe confond trop ceux-là avec les
Pharisiens et il est certain que les docteurs de
Jérusalem les auraient hautement
désavoués.
A la mort d'Hérode et à la
naissance de Jésus, les Pharisiens et les
Saducéens n'ont donc plus que des
discussions religieuses. Nous exposerons plus loin
ces disputes, dont le portique de Salomon devait
être le constant théâtre
(21).
Là, dans la première cour
du Temple, les deux partis seront en continuelle
présence et les frottements seront
fréquents. Mais leurs controverses perdront
chaque jour de leur intérêt. Elles
sont trop purement théoriques. Celui des
deux qui l'emporte triomphe dans le domaine des
idées et demain il pourra y être
battu. Sa victoire ne peut avoir aucune
conséquence, puisque les Romains les
surveillent du haut de la tour Antonia et prennent
bien soin qu'ils ne passent jamais des paroles aux
actes. Du côté des Saducéens,
surtout, la discussion ne conserve rien de son
ancienne ardeur. Les grands prêtres sont tous
Saducéens ; ils sont certains que les
Pharisiens ne peuvent plus leur ôter cette
charge. Jamais ni les Hérodes ni les Romains
ne confieront le sacerdoce à un Pharisien;
du reste n'en voudrait pas. Le Temple
l'intéresse de moins en moins et il sent que
l'avenir de la nation est ailleurs que dans ses
cérémonies.
Les Saducéens, possesseurs
paisibles du pouvoir religieux officiel, n'ont donc
qu'un désir : jouir de leur position, de
leurs richesses, de leur reste de prestige et vivre
en paix avec le maître. Sous le portique, ils
discuteront encore à cause du peuple qui est
là et qui écoute ; mais ils n'ont
point de zèle pour la Loi ; ils sont froids
pour elle. Ils possèdent les biens de ce
monde et ne voient pas pourquoi ils
s'embarrasseraient du fardeau des préceptes
pharisiens. Entre les tins et les autres, il ne
s'agit plus de savoir qui
gouvernera. Chaque parti a
maintenant son terrain d'action nettement
délimité : les Saducéens ont
le Temple, les sacrifices, le sacerdoce, le pouvoir
officiel ; les Pharisiens ont la synagogue,
l'étude de la Loi, les doctrines et la
direction religieuse du peuple ; mais chaque parti
attaquera l'autre précisément en
critiquant le champ d'action qu'il a choisi.
Le Pharisien, dans ses
prédications, déclarera la guerre au
pontificat et le fera mépriser, il opposera
le spiritualisme de la' synagogue au
matérialisme du Temple. Quand il assistera
aux cérémonies du sanctuaire, il les
trouvera, non pas regrettables en
elles-mêmes, puisque la Loi les commande,
mais mal faites et mal ordonnées. Il dira
que l'encens de la fête des Expiations n'est
pas bien préparé, que le sacrifice de
la vache rousse est mal exécuté, que
les purifications sont insuffisantes. Les
Saducéens répondront en se raillant
des prescriptions minutieuses des Pharisiens et de
leurs méticuleuses ordonnances. Le plus fort
des deux sera le Pharisien. Son adversaire ne
connaît pas comme lui les questions
religieuses ; il se contredit facilement, et quand
le Pharisien sera parvenu à percer à
jour son ignorance, il en tirera vanité et
le confondra en public, et puis il saura fort bien,
dans ses prédications en plein air, jeter le
discrédit sur le Temple. - Est-ce qu'un
sanctuaire est nécessaire? Est-ce que Dieu
est localisé? N'est-il pas partout
présent?
Jamais il ne s'opposera au sacerdoce en
soi, puisqu'il est dans la Loi. Il arrivera
même quelquefois qu'un Pharisien sera
prêtre (22) ; mais le
Pharisien croit chaque année davantage que
le Temple peut disparaître sans dommage pour
le vrai mosaïsme. A l'aide de la synagogue, il
donne à sa religion une vie
indépendante du sanctuaire et c'est ainsi
qu'il prépare le salut du judaïsme. Le
Juif persécuté, chassé de son
pays, emportera avec lui les rouleaux de la Thorah
et, avec ses compagnons d'exil, il fondera des
synagogues. Peu à peu le Pharisien
abandonnera entièrement
la chimère d'une nationalité
terrestre indestructible et, après la ruine
du Temple, il arrivera, instruit par
l'expérience, à une conception de sa
religion purement spiritualiste. Il créera
alors le judaïsme qui existe encore
aujourd'hui, ce judaïsme sans patrie, qui
n'est plus qu'une croyance religieuse et n'a pas
besoin du Temple et de ses sacrifices pour
subsister. La synagogue lui suffit. Les Pharisiens
qui ont accompli cette grande oeuvre ont
été une des gloires les plus pures du
peuple d'Israël. Patriotes inflexibles, vrais
continuateurs des prophètes, ils mettaient
l'honneur de Dieu au-dessus de toutes choses ;
refusant de plier devant l'étranger,
certains d'avance de succomber dans la lutte, ils
soutenaient jusqu'au bout la gloire de leur
religion, consentant à périr
eux-mêmes pourvu que Jéhovah et la Loi
ne périssent jamais. Les Saducéens
feront le calcul inverse : - périsse la Loi
plutôt que nous-mêmes ; - et c'est eux
qui disparaîtront avec le Temple qui les fait
vivre ; les Pharisiens ne périront pas. Ils
subsistent encore ; car les Juifs croyants (lu
dix-neuvième siècle descendent en
ligne directe des Pharisiens du premier; ils ont
leur foi, leurs pratiques et leurs
espérances.
Nous disons les Juifs croyants du
dix-neuvième siècle mais, il faut
bien le reconnaître, il y a aussi des Juifs
incroyants, Israélites de naissance et qui
n'ont plus de foi religieuse. Ceux-là sont
de vrais Saducéens, et, dans ce sens, on
peut dire que le saducéisme vit encore ou
plutôt qu'il est ressuscité. Le
Sémite moderne, qui ne croit plus
qu'à la richesse et qui répète
avec l'Ecclésiaste : « Tout est
vanité » ; le banquier israélite
qui ne pense qu'à gagner et à jouir,
le Juif millionnaire qui est le roi de la Bourse et
de la finance, est un parfait Saducéen. Il
reprend la tradition antique ; aristocratique et
bourgeois tout ensemble, sans foi, sans
convictions, sans espérances, il a
renié le vieux pharisaïsme de ses
pères et il est l'incarnation moderne du
saducéisme triomphant.
Les Saducéens, pendant la vie de
Jésus, n'étaient donc point
des dévots
défendant, en face du pharisaïsme, une
certaine manière différente de la
leur de pratiquer le mosaïsme; ils
étaient simplement des conservateurs
n'admettant aucun changement à l'ordre
établi. Ils étaient
indifférents; or, les indifférents ne
sont jamais embarrassés par les doctrines
officielles et consacrées par le temps et
l'usage. Ils en prennent leur parti, ils s'y
soumettent pour la forme et sans aucune
difficulté. Les Saducéens
n'étaient ni irréligieux, comme on
l'a cru souvent, ni cléricaux, comme l'ont
pensé d'autres critiques; car ces deux
erreurs ont été tour à tour
soutenues. Ils n'avaient pas assez de
piété pour ressembler aux
cléricaux modernes, et étaient trop
affirmatifs en religion pour s'appeler
irréligieux. Ils étaient à la
fois orthodoxes et indifférents, de ces
indifférents qui ne sont nullement
gênés par les croyances anciennes et
généralement reçues, et qui
trouvent toujours moyen de s'en accommoder. Toute
nouveauté leur était suspecte; ils y
découvraient aisément quelque
hérésie, étant de ceux pour
lesquels l'antiquité d'une croyance est une
preuve de sa vérité.
Leur caractère était, avec
le temps, devenu détestable. Ils se
vengeaient de la perte de leur influence politique
sous certains rois macchabéens en
détestant quiconque n'était pas des
leurs. Ils haïssaient les Pharisiens, Cela va
sans dire ; le christianisme naissant n'eut pas non
plus de plus acharnés adversaires. Enfin,
étant presque tous fort riches et de
l'aristocratie, ils n'avaient qu'un profond
mépris pour les pauvres et les
petits.
Le peuple les redoutait beaucoup en
jugement; or, dans le Sanhédrin, les deux
partis étaient représentés
(23); on
pouvait donc, en justice, comparaître soit
devant des Saducéens, soit devant des
Pharisiens. Ceux-ci passaient pour très
indulgents, toujours prêts à
défendre l'accusé et à parler
en sa faveur ; les Saducéens , au contraire
, s'étaient fait une réputation
méritée de
hauteur, d'impertinence, de morgue insupportable
(24), et on
disait d'eux : ils ne sont pas
dayané-guezeroth (des juges suprêmes)
mais (des juges de brigandage).
L'histoire évangélique
nous montre souvent les Pharisiens et les
Saducéens en présence de Jésus
et des apôtres. La physionomie
générale des deux partis y est bien
telle que nous l'avons décrite. Les
Saducéens, tous prêtres ou
aristocrates, forment presque une secte; aucun
d'eux ne se rapproche de Jésus; toits le
haïssent et c'est par eux que sa mort est
décidée. Hanan , Kaiaphas
étaient d'incorrigibles Saducéens et,
dans notre chapitre sur le Sanctuaire, nous
décrirons la vie de ces prêtres, qui
n'avaient plus de l'homme religieux que le nom. Les
premières pages du livre des Actes nous
montrent aussi l'incroyable acharnement de
l'aristocratie saducéenne contre les
apôtres. Tout autre a été
l'attitude des Pharisiens ; si un certain nombre
d'entre eux ont été hostiles au
Christ, tous ne l'ont pas été.
Jésus. allait volontiers prendre ses repas
dans des maisons habitées par des Pharisiens
et c'est eux-mêmes qui l'y invitaient
(25). Le fait
paraît s'être renouvelé plus
d'une fois
(26). Quand
Hérode Antipas veut arrêter
Jésus, des Pharisiens s'empressent de le
prévenir pour qu'il puisse s'échapper
(27). Un
Pharisien éminent, membre du
Sanhédrin, était, en secret, partisan
du Christ (28)
et, d'après les Actes, les Pharisiens
acceptèrent facilement les idées
nouvelles et se firent Judaeo-chrétiens.
Jésus a prononcé, il est vrai, de
sévères paroles contre les Pharisiens
(29.) Il a
condamné ceux qui étaient
étroits, fanatiques, intolérants, et
surtout les hypocrites, les Pharisiens «
teints », mais les Talmuds eux-mêmes les
ont condamnés
(30) en nous
disant : « Il y a sept espèces de
Pharisiens :
- 1° le Pharisien accablé, qui
s'avance le dos courbé sous le fardeau de
la Loi, qu'il feint de porter sur les
épaules;
- 2° le Pharisien
intéressé, qui semble demander de
l'argent
- avant d'accomplir un précepte ;
- 3° le Pharisien au front sanglant, il
marche les yeux fermés et se heurte la
tête contre les murailles pour ne pas voir
les femmes;
- 4° le Pharisien prétentieux, qui
porte une robe large et flottante pour se faire
remarquer;
- 5° le Pharisien qui fait son salut,
toujours en quête d'une bonne oeuvre
à accomplir pour effacer ses
péchés et semblant dire à
tout le monde : qu'y a-t-il à faire? je
le fais;
- 6° le Pharisien dont le mobile est la
crainte, comme Job ; et ...
- 7° le Pharisien dont le mobile est
l'amour. Ce dernier est le meilleur de tous; il
ressemble à notre père Abraham,
dont la foi a vaincu les mauvais penchants.
» -
Tous ces Pharisiens sauf le septième et
peut-être le sixième, étaient
des Pharisiens « teints ». Or., ces
Pharisiens « teints » avaient toujours
été blâmés par les Juifs
pieux.
Le roi Jannée, en mourant, dit
à sa femme « de se garder des hommes
teints qui font semblant d'être Pharisiens
(31). »
Nous lisons encore ailleurs : « Le disciple
des sages, qui n'est pas le même au dedans et
au dehors, n'est pas disciple des sages
(32)
».
Quand Jésus s'écriait :
« Vous êtes pleins d'iniquités
», - il disait ce que les Talmudistes
écriront plus tard
(33).
Il serait donc, injuste de conclure des
immortelles invectives du Christ sept fois
répétées : « Malheur
à vous Scribes et Pharisiens hypocrites!
etc. » que les Pharisiens étaient tous
des sectaires intéressés, faux et
orgueilleux, des Tartufes jouant la comédie
de la dévotion. Quelques-uns, sans doute,
étaient tels; mais il ressort clairement des
Évangiles que les Pharisiens ont
été divisés d'opinion sur le
Christ; les uns lui
étaient favorables; les autres hostiles
(34). Cette
double attitude nous est expliquée par les
Talmuds. Il nous y est dit que, vers la fin du
règne d'Hérode le Grand, les
Pharisiens se divisèrent en deux partis
ennemis, les uns se rattachant au
célèbre Hillel (les
Hillélistes), les autres à son
adversaire Schammaï (les Schammaïstes).
Qui étaient Hillel et Schammaï, et
quelles tendances religieuses
représentèrent-elles en face du
christianisme naissant? C'est ce qu'il nous faut
maintenant examiner.
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