LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE XIV
LA SCIENCE
L'arithmétique. -
L'histoire naturelle. - L'astronomie. - La
géographie. La médecine et
les médecins. - Les maladies en
général. - Les
démoniaques. La lèpre. - La
femme malade d'une perte de sang. - La
superstition. - Les Esprits.- Les
songes.
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Le Juif du temps de Jésus-Christ
appelait « science » l'étude de la
Loi et les spéculations plus ou moins
philosophiques dont elle était l'objet. Les
chrétiens devaient s'adonner, dès le
premier siècle, à des
considérations métaphysiques sur les
choses religieuses et ils leur donnèrent
aussi le nom de science, gnose Nous n'entendons pas
étudier dans ce chapitre la science ainsi
comprise; nous prenons ce mot dans son acception
moderne et nous nous demandons quelles
étaient les connaissances scientifiques d'un
homme instruit, en Palestine, à
l'époque de Jésus-Christ.
Connaissait-il l'arithmétique ? Savait-il un
peu d'histoire naturelle ? Quelles étaient
ses idées en astronomie? Que pensait-il de
la géographie ? Enfin quelles étaient
ses connaissances médicales ?
L'examen de cette dernière
question nous amènera à parler de
l'exercice de la médecine au temps de
Jésus-Christ, ainsi que des maladies, des
mauvais esprits et de la superstition à
cette époque.
De l'arithmétique nous n'avons
rien à dire ; c'est à peine si
les quatre règles sont
vaguement indiquées dans l'Ancien Testament
(1).
L'histoire naturelle semble avoir
été assez développée;
au moins la zoologie, car les descriptions des
animaux et de leurs moeurs reviennent assez souvent
dans les livres saints. Le livre des Proverbes
parle de la fourmi
(2); celui de Job
décrit la biche, l'onagre, l'autruche, le
cheval, l'aigle, l'hippopotame, le crocodile
(3). Le
même livre nous parle du papyrus, des
métaux et de leur formation, des travaux des
mines (4). Dans
la Genèse, nous voyons un essai de
classification des plantes en herbes qui poussent
spontanément, en plantes portant de la
semence, et en arbres portant du fruit
(5). Les
cétacés sont distingués des
autres animaux aquatiques
(6); les animaux
terrestres sont partagés en bêtes
sauvages et bêtes domestiques. Plus loin, le
Pentateuque est plus explicite : il nomme les
ruminants, les animaux qui ont « le sabot
divisé, » etc. Ce sont là des
essais de classification tout à fait
primitifs. A-t-on fait plus tard des travaux plus
approfondis, des distinctions vraiment
scientifiques? Nous n'en savons rien.
Sur le système du monde, les
Juifs avaient des notions plus étendues sans
qu'elles eussent plus de précision. Ils se
faisaient une assez grande idée de
l'immensité de l'univers. « Il faudrait
cinq cents ans, lisons-nous dans le traité
Berakhoth, pour parcourir la distance de la terre
au ciel qui est immédiatement étendu
au-dessus de nous; le même intervalle
sépare un ciel d'un autre et le même,
encore, sépare les deux
extrémités du même ciel
traversé dans son épaisseur.
»
Nous avons dit que les Juifs
réglaient la longueur du mois sur la
durée de la révolution de la lune
autour de la terre.
Ils ne faisaient ici aucun calcul et se
contentaient d'une simple observation. Quant aux
étoiles, ils donnaient des noms à
certaines constellations; Orion, la grande Ourse,
etc.., sont nommées dans le livre de Job. Il
faut remarquer aussi que, dans la Genèse, le
mot que nous traduisons par étendue
(7) (Rakia)
signifie proprement surface solide, et les Juifs se
représentaient le bleu du ciel comme
étant solide. Quand il pleut, l'eau passe
par des trous percés sur cette surface, ces
ouvertures sont les fenêtres ou « les
bondes des cieux
(8).
»
Les enfants d'Israël
s'élevèrent-ils plus tard au-dessus
de ces notions naïves et enfantines? Nous ne
le savons pas. Il est évident, en tout cas,
que la terre était pour eux, comme pour tous
les anciens, le contre de l'univers, et que tous
les astres tournaient autour de ce centre
immobile.
La géographie des contemporains
de Jésus-Christ nous est très
exactement donnée dans les Talmuds, et, en
les étudiant, on peut arriver à
résumer assez complètement les
notions géographiques d'un Juif instruit du
premier siècle.
Il considérait la terre comme un
plan circulaire
(9). Dieu se
tient assis au-dessus de ce plan dont le cercle a
été tracé autrefois par lui
sur l'abîme
(10). Les
quatre points cardinaux s'appellent les
extrémités des cieux, les quatre pans
ou angles de la terre, ou les quatre vents
(11). Pour les
désigner, le Juif ne se tourne pas vers le
Nord comme nous le faisons, mais vers l'Est. Il
regarde l'Orient, à sa droite est le Midi,
à sa gauche le Nord et derrière lui
l'Occident. Jérusalem est au centre du
disque rond et plat qui forme la terre
(12). La
surface de ce plan se partage en deux parties : la
terre d'Israël et ce qui n'est pas la terre
d'Israël. Ses habitants se distinguent de la
même manière : il y
a les Juifs et les Païens;. ceux du dedans et
ceux du dehors. Ces diverses «pressions sont
constantes dans le Nouveau Testament
(13). Les
Païens étaient appelés «
les Gentils » (Gentiles) ou « les nations
du monde », et le mot monde désignait
tout ce qui n'était pas d'Israël, tout
ce qui ne faisait pas partie du peuple élu
et de la Terre Sainte. Le monde représentait
ce qui était profane; ce mot est
fréquemment employé dans ce sens par
les auteurs du Nouveau Testament et en particulier
par saint Jean
(14). La terre
d'Israël étant au centre du disque, le
« monde » l'entourait de tous les
côtés. Aux extrémités,
on trouvait la mer, l'immense mer sur laquelle
personne ne s'était encore aventuré
bien loin. Elle faisait tout te tour du plan
circulaire, et comme elle baignait les pays
païens, on appelait quelquefois ceux-ci «
la région de la mer ». Rabbi Salomon
disait : « Toute la région
extérieure est appelée région
de la mer, à l'exception de Babylone
(15) » et
Rabbi Nissim:
« Il est rigoureux de nommer
région de la mer tout ce qui est hors de la
terre d'Israël. »
Quelle idée se faisait un Juif de
la grandeur du disque terrestre? Il est impossible
de le dire. Il ne devait avoir qu'une assez vague
notion de l'étendue de l'empire romain et
supposer qu'au delà de ses
frontières, après un désert
inhabité, on ne devait pas tarder à
rencontrer la mer après laquelle il n'y
avait rien.
La Palestine elle-même est
baignée, disait-on, par sept mers et quatre
fleuves (16) :
- 1° La grande mer (la
Méditerranée);
- 2° La mer de Tibériade;
- 3° La mer Samochonite (petit lac
traversé par le Jourdain);
- 4° La mer Salée ou mer de Sodome
(mer Morte);
- 5°, La mer Hulta ou mer d'Acco;
- 6° La mer Schelyath ;
- 7° La mer Apaméa. Sur
l'emplacement de la cinquième mer on
n'est pas d'accord.
Lightfoot et Bochart voyaient dans cette mer
Hultha un petit lac (lac Sirbonis) au Sud de la
Palestine. et mentionné par Diodore de
Sicile. Bochart pensait aussi à la mer
Rouge. Il est d'autant plus difficile de
résoudre la question que le nombre sept est
un nombre symbolique et que les Talmudistes, pour
obtenir ce nombre, ont pu répéter
deux fois le lac Samochonite, car il s'appelait
aussi lac Houleh, ce qui ressemble à Hultha.
La mer Schelyath est probablement le lac
Phialé, et quant à la mer
Apaméa, elle n'est autre que le lac Takeh
près d'Apaméa et il n'est pas en
Palestine ; ce qui prouve combien est artificielle
la classification des Talmuds. Ailleurs, ils ne
trouvent que quatre mers en Terre Sainte : la
Méditerranée, le lac de
Tibériade, le lac Samochonite et la mer
Morte
(17).
Les quatre fleuves sont le Jourdain, le
Yarmouk, le Kirmion et le Pigah. Nous connaissons
le Jourdain. Le Yarmouk est un de ses tributaires,
une grande rivière dont l'embouchure est
au-dessus du lac de Tibériade. Sur le
Kirmion, on n'est pas d'accord. Il faut y voir soit
le Kischon
(18), soit une
autre rivière qui est près de Damas
et appelée aujourd'hui el-Barada
(19). Quant au
Pigah, nous ne le connaissons pas.
On voit que la géographie juive
ressemblait beaucoup à celle des autres
peuples antiques. Elle n'avait d'autre base que le
témoignage direct des sens et l'observation
enfantine. Il est probable qu'aux détails
succincts que nous avons recueillis
çà et là il faudrait ajouter
plus d'une théorie bizarre sur certains
phénomènes de la nature, mais les
Talmuds sont muets sur ces points secondaires. Les
Juifs expliquaient-ils le bleu, du ciel par le
reflet d'une gigantesque montagne bleue et
invisible, comme l'ont fait
quelques peuples anciens? Peut-être. En tout
cas ils expliquaient par l'action d'Esprits
invisibles tous les phénomènes qu'ils
ne comprenaient pas. Nous aurons l'occasion de le
constater en traitant de la crédulité
au premier siècle, mais auparavant il faut
parler des connaissances médicales et de la
pratique de la médecine chez les Juifs de
cette époque.
Nous résumerons en une seule
phrase ce que nous avons à dire sur ce sujet
: Tout, le monde s'occupait de médecine et
personne n'en savait le premier mot. La
médecine scientifique existait en
Grèce depuis cinq cents ans, mais, elle n'en
était pas sortie. L'ignorance des Juifs en
médecine et leur impuissance à
s'affranchir de cette ignorance venaient de ce
qu'ils voyaient dans la maladie la punition de
pêchés commis soit par le patient
lui-même, soit par ses parents
(20) et qu'ils
l'attribuaient presque toujours à
l'influence d'un mauvais esprit
(21). La seule
guérison possible était alors
l'expulsion du démon (ou des démons,
quelquefois on en avait plusieurs), et toute la
science médicale se réduisait
à chercher le meilleur mode d'expulsion. Ce
n'était pas le plus instruit qui
était le plus propre à cette oeuvre
de bienfaisance, mais le plus religieux. Plus on
était pieux, plus on était apte
à guérir les malades,
c'est-à-dire à chasser les
démons. Chacun exerçait alors la
médecine pour lui-même et pour les
siens comme il l'entendait. Les Rabbis avant tout,
les scribes , les docteurs de la Loi, s'occupaient
de chasser les démons et quelques-uns y
passaient pour fort habiles. La médication
n'était qu'un exorcisme.
On employait pour exorciser des
procédés de toutes espèces. Le
plus commun était l'incantation
(22).
Le Rabbi prononçait une formule
magique. Parfois il versait un lieu d'huile sur la
tète du malade. « Que celui qui
prononce l'incantation verse
d'abord de l'huile sur la tète du malade,
puis qu'il la prononce
(23) » Les
Talmuds parlent de guérisons
chrétiennes faites au nom de Jésus
qu'ils appellent Jésus, fils de Pandirah.
« Quelqu'un étant malade on s'approcha
de lui et on prononça une formule de
guérison au nom de Jésus, fils de
Pandirah et il fut guéri. » Le
traité Schabbath nous rapporte que Rabbi
Eliézer, fils de Damah, fut mordu par un
serpent. Jacques de Capharnaum
(24) s'approcha
et voulut le guérir au nom de Jésus,
mais Ismaïl ne le lui permit pas
(25).
Quelquefois on usait de procédés
assez compliqués. Josèphe nous
raconte que le roi Salomon avait composé un
livre de formules pour chasser les démons,
le Sefer Refuot (livre des recettes
(26) et il
prétend qu'un des meilleurs moyens à
employer est de se servir d'une racine
sacrée, appelée Baaras. Elle est,
dit-il, couleur de feu, et il est fort difficile
.de se la procurer, mais quand on la
possède, il suffit de l'approcher du malade
pour le guérir. Il a été
témoin lui-même d'une cure de ce genre
faite devant Vespasien. Un juif nommé
Eléazar délivra plusieurs
possédés en les touchant avec un
anneau où était renfermée la
précieuse racine recommandée ,par
Salomon et en prononçant la formule de
rigueur. Les démons sortirent par le nez des
malades qui furent immédiatement
guéris ; et, quand ils furent sortis,
Eléazar leur ordonna de renverser un vase de
terre qui se trouvait là, ce qu'ils
exécutèrent aussitôt
(27).
Quand le malade
n'était pas un possédé, les
procédés en usage pour le
guérir étaient plus sérieux.
La lèpre, par exemple, n'a jamais
passé pour une possession. Le malheureux qui
en était atteint devait se soumettre
à certaines règles très
rigoureuses données déjà par
Moïse. Il vivait parqué
comme un
pestiféré, et s'il sortait des
limites qui lui étaient assignées, il
était condamné à la bastonnade
(quarante coups moins un).
Le Temple lui était interdit,
mais non la synagogue. « Si un lépreux
entre dans la synagogue on lui assigne une place
élevée de dix palmes et large de
quatre coudées. Il entre le premier et sort
le dernier
(28). » Il
est reconnu aujourd'hui que ces précautions
étaient fort exagérées ; la
maladie connue sous le nom de lèpre n'est
nullement contagieuse. Elle peut seulement
être héréditaire. Se
présentait-elle sous une forme contagieuse
chez les Juifs de la Palestine? C'est possible,
mais il y avait certainement beaucoup d'ignorance
et de préjugés dans le
dégoût et l'horreur qu'inspirait un
lépreux.
La lèpre devient de plus en plus
rare. On en signale encore quelques cas en Egypte,
en Asie mineure, en Syrie et aussi en
Norvège. Elle a pour cause l'indigence, la
mauvaise nourriture, la malpropreté. Non
seulement elle est guérissable, mais elle
petit disparaître sans que le malade suive
aucun traitement. C'est une affection superficielle
de la peau, fort peu douloureuse et qui
n'empêche pas la santé
générale d'être ordinairement
bonne (29).
Chez, les Juifs on distinguait une première
guérison que l'on appelait «
purification du lépreux». Les
écailles, qui avaient paru sur la peau, et y
avaient formé des disques blancs ou
grisâtres se détachaient et tombaient.
Le malade était dit «purifié
» ou « nettoyé ». Sa
guérison n'était pas encore certaine,
mais le principe prétendu contagieux avait
disparut; le danger était passé; il
rentrait dans la vie commune. Son premier devoir
était d'offrir trois sacrifices
(30), le
premier était dit d'expiation et le
second de culpabilité; le
troisième était un, holocauste. Le
pauvre offrait des oiseaux, le riche des agneaux.
Voici le détail de ces
cérémonies au premier siècle :
le lépreux se tenait debout près de
l'animal, posait les deux mains sur lui, puis on
l'immolait. Deux prêtres recueillaient le
sang, l'un dans un vase, l'autre dans sa main;
celui qui avait reçu le sang dans sa main
allait rejoindre le lépreux dans la chambre
dite « des lépreux
(31) ».
Celui-ci tendait la tête hors de la chambre
dans la cour et le prêtre lui touchait avec
le sang le lobe de l'oreille, il tendait la main et
le prêtre lui touchait le pouce avec du sang;
de même pour le pied. L'autre prêtre
venait ensuite et touchait avec de l'huile les
mêmes parties du corps. La
cérémonie terminée, le malade
guéri avait rempli tous ses devoirs
religieux. On le voit, la religion était en
relation étroite avec la médecine,
même quand le malade n'était pas un
possédé.
Cependant quelques docteurs essayaient
d'employer de véritables remèdes. Les
Esséniens, par exemple, connaissaient de
plantes médicinales et avaient
constaté leurs propriétés.
C'est eux qui possédaient le texte du fameux
livre de formules du roi Salomon. Peut-être
renfermait-il de vraies recettes que l'on pouvait
prendre au sérieux. Nous avons nommé
l'huile ; on avait reconnu ses
propriétés adoucissantes, calmantes,
si appréciées aujourd'hui. On la
mêlait souvent avec le vin et ce
remède est maintenant encore très
efficace dans certains cas. On « oignait
d'huile le malade
(32). » Il
est probable toutefois que ces onctions avaient
toujours quelque chose de magique.
On pouvait mêler l'huile et le vin
les jours du sabbat et de fêtes; du moins
Rabbi-Méir le permettait
(33) : «
Si on est malade le jour de l'expiation et dans les
jeûnes publics on peut oindre d'huile la
partie malade
(34).
»
Ce n'est pas tout : çà et
là les Talmuds nous parlent de prescriptions
pour d'autres maladies; le gland du cèdre
était employé en médecine
(35). Les
ophtalmies étaient fréquentes et le
nombre des aveugles que l'on rencontre en Orient
est considérable. Aussi la Bible
parle-t-elle de collyres
(36): on aimait
oindre les yeux de salive et de vin ; cette onction
faisait du bien, mais il était interdit de
la faire le jour du sabbat
(37): « Ne
pas mettre de salive ce jour-là sur les
paupières. »
Il nous reste, avant de quitter ce
sujet, à rapprocher un très curieux
passage du Talmud de Babylone
(38) du
récit que l'Evangile nous fait de la
guérison d'une femme malade d'une perte de
sang depuis douze ans
(39). «
Elle avait beaucoup souffert entre les mains de
plusieurs médecins », dit le texte.
Nous savons qui étaient ces
médecins : c'étaient les Rabbis, et
nous savons aussi quels remèdes ils avaient
conseillé à cette femme. - « R.
Jochanan dit : « Prenez le poids d'un denier
de gomme d'Alexandrie, le poids d'un denier d'alun,
le poids d'un denier de safran de jardin, broyez le
tout ensemble et donnez-le à la femme dans
du vin. Si ce remède ne réussit pas,
prenez trois fois trois logs
(40) d'oignon
de Perse, cuisez-les dans du vin et faites boire ce
breuvage à la femme en lui disant : «
Sois délivrée de ta maladie. »
Si cela ne réussit pas, conduisez la femme
à la jonction de deux chemins, placez dans
sa main une coupe de vin et que quelqu'un,
survenant tout à coup derrière elle,
l'effraye en lui disant : « Sois
délivrée de la maladie. » Si on
n'obtient encore rien, prenez une poignée de
safran, et une poignée de foin grec,
faites-les cuire dans du vin et
donnez-les lui à boire en lui disant: «
Sois délivrée de ta maladie. ».
Le Talmud continue ainsi, proposant encore une
dizaine d'autres moyens à employer, entre
autres celui-ci: « Que l'on creuse sept
fossés dans lesquels on brûlera des
sarments qui n'auront pas encore quatre ans ; que
la femme, une coupe de vin dans la main, s'approche
successivement de chaque fossé et s'asseye
au bord, et chaque fois on lui dira: « Sois
délivrée de ta maladie.
»
On le voit, le moyen âge n'a rien
à envier au Judaïsme du premier
siècle et les procédés des
sorciers et des exorcistes se ressemblent dans tous
les temps. De tels faits nous montrent à
quel degré d'extrême
crédulité était arrivé
le peuple juif.
Nous savons, du reste, combien
facilement on l'exploitait. Simon le magicien
devait être déjà
célèbre pendant la vie de
Jésus
(41). On voyait
partout des miracles et l'on voulait tous les jours
en voir. Les Pharisiens en réclament sans
cesse du Christ
(42), et saint
Paul devait plus tard caractériser son
peuple d'un seul mot : « Les Juifs demandent
des miracles
(43). » Il
n'y avait personne qui ne fût persuadé
qu'il s'en faisait beaucoup ; et ces prodiges
n'étaient pas seulement l'oeuvre de Dieu,
ils pouvaient être aussi celle des
démons. Une possession était,
à sa manière, un miracle. Les mauvais
esprits étaient dans l'air, à
commencer par le chef de tous, « le prince de
la puissance de l'air.
(44) ».
Aussi les cas de folie, d'hystérie,
d'hallucination, étaient-ils
fréquents chez les Juifs du premier
siècle. S'ils avaient tort d'appeler
possession presque toute espèce de maladie,
il était bien naturel qu'ils donnassent le
nom de possédés ou démoniaques
aux malades atteints de ces affections nerveuses si
bizarres que l'on étudie aujourd'hui
à la Salpêtrière. On sait
très bien maintenant ce que sont ces
prétendues possessions,
et quiconque est témoin d'une des crises de
cette maladie comprend aisément que chez les
Juifs et au moyen âge on ait cru à
l'influence des démons
(45). Ces
maladies étaient d'autant plus
fréquentes au temps de Jésus-Christ
que l'effervescence politique et l'exaltation
religieuse étaient plus ardentes
(46).
Nous avons dit que les Rabbis
s'occupaient de guérisons; ils passaient
tous pour en opérer et pour faire des
miracles (47).
« Il fallait que le vieillard, élu
membre du Sanhédrin, dit Maïmonide
(48), fût
savant dans les arts des astrologues, des
prestidigitateurs, des devins et dans la
connaissance des maléfices. » Les
Talmuds nous racontent plusieurs miracles faits par
les Rabbis
(49). Les plus
renommés pour leur habileté
étaient Abba Chelchia, Chami, Rabbi Chachina
ben Dossa, et d'autres encore
(50).
Voici un de ces récits, nous
l'avons choisi de préférence à
tout autre parce qu'il ressemble à l'un des
miracles racontés dans l'Évangile
(51) : «
Lorsqu'il arriva au fils de R. Gamaliel de tomber
malade, son père envoya deux scribes
auprès de R. Chanina ben Dossa pour qu'il
implorât la bénédiction divine.
A leur arrivée, le Rabbi monta dans la
chambre haute de la maison et se mit à
prier. En descendant, il leur dit : « Allez,
la fièvre l'a quitté. - Es-tu
prophète, lui
demandèrent-ils, pour que
tu le saches? - Non, répondit-il; mais voici
la tradition reçue : « Si
j'énonce facilement ma prière, je
sais qu'elle est agréée; mais, au cas
contraire, elle ne l'est pas. »
Ils se sont alors mis à noter par
écrit l'heure exacte; et, à leur
retour auprès de R. Gamaliel, ils lui en
firent part. Par Dieu, dit-il, c'est bien exact;
pas un instant plus tôt ni plus tard la
fièvre l'a quitté, et mon fils a
demandé à boire
(52).
»
On peut se demander jusqu'à quel
point on distinguait un, fait naturel d'un fait
surnaturel. Il est évident que tout
paraissait surnaturel, puisque rien n'était
expliqué scientifiquement. Les lois de la
nature étant inconnues, le miracle
était partout. La pluie, l'orage, le vent,
étaient des faits surnaturels produit, par
l'Esprit de la pluie, l'Esprit de l'orage, l'Esprit
du vent (53).
Une femme, courbée, par l'âge ou la
maladie, avait « un Esprit de faiblesse
(54). » On
faisait des distinctions théologiques entre
ces Esprits. On avait créé certains
ordres (55) ;
ainsi les Esprits, mauvais n'étaient pas les
mêmes que les Esprits impurs. Les maladies
venaient des démons; cependant, il y avait
des malades purs et des malades impurs. Une femme,
courbée par l'âge, n'avait pas une
maladie impure. L'Esprit qui, entrant dans un
homme, troublait son intelligence, le mettait hors
de sens, était simplement, « mauvais
(56) ».
Celui, au contraire, qui habitait les
sépulcres et les endroits immondes,
était « impur
(57) ».
L'Esprit de « Python » était
« impur
(58).
»
Il y avait aussi des Esprits qui
n'étaient ni anges, ni démons, mais
simplement « des âmes qui ont
été créées et dont les
corps n'ont pas été
créés
(59) », ou
bien dont les corps sont morts et qui
reparaissent sur la terre sous
une forme visible, mais en étant
impalpables, C'est ainsi que les apôtres
crurent voir l'Esprit de Jésus après
sa mort. « Ils croyaient voir un Esprit
», dit le texte
(60),
c'est-à-dire ils ne croyaient pas qu'il
fût ressuscité, et pensaient seulement
voir son spectre, son âme immortelle, son
« Esprit ». Quand les Pharisiens disaient
: « Un ange ou un Esprit » a parlé
à saint Paul
(61), ils
désignaient, par le mot Esprit, soit une
âme dont le corps n'aurait jamais
existé, soit, au contraire, l'apparition
d'un des prophètes ou d'un des saints qui
étaient morts.
Ces apparitions se produisaient souvent
pendant le sommeil, et les Juifs les,
considéraient comme aussi réelles que
les autres. Aucun peuple antique n'attachait plus
d'importance qu'eux aux songes, Ils jeûnaient
pour se procurer des rêves agréables
(62). « Si
tu vas te coucher joyeux, tu auras de bons
rêves
(63). » Il
y avait à Jérusalem vingt-quatre
interprètes des songes. « Je leur ai
demandé l'explication de mes songes, raconte
un vieillard dans un des Talmuds
(64), «
et, quoiqu'ils m'aient donné des
explications différentes, toutes se sont
réalisées. »
On croyait aux amulettes ; on en
suspendait à son cou. Seulement on ne devait
s'en servir le jour du sabbat que « si le
médecin l'avait approuvé
(65)
».
Pour éviter une fâcheuse
rencontre, on récitait un Psaume. Le
troisième et le quatre-vingt-onzième
étaient particulièrement efficaces,
et on les appelait les « Psaumes de rencontre
». « Quel est le Psaume de rencontre?
C'est le Psaume III; « Seigneur, nos ennemis
se sont multipliés, etc. ». Et aussi,
le Psaume XCI : « Celui qui
habite dans le secret du Très-Haut.., »
jusqu'au verset 9
(66).
»
Enfin, certains nombres avaient une
valeur secrète et un caractère
sacré : les plus estimés
étaient trois, sept et dix; les deux
premiers surtout. Ainsi, foi aux nombres
sacrés, amulettes, apparitions en songes,
visions, spéculations insensées sur
les Esprits, sur les revenants, magie, sorcellerie,
nécromancie, rien ne manquait à la
superstition juive du premier siècle.
L'Israélite de cette époque bizarre
et tourmentée vivait dans un monde
imaginaire qu'il peuplait lui-même suivant sa
fantaisie, et il croyait sans peine aux folies les
plus ridicules ; il était persuadé
d'avance de leur réalité; au besoin,
il les inventait de la meilleure foi du monde. Il
est des moments, dans la vie des peuples et des
individus, où le surnaturel le plus
extravagant passe pour plus naturel et plus
authentique que les faits les plus ordinaires. Le
Judaïsme du premier siècle traversait
un de ces moments-là.
FIN DU PREMIER LIVRE
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